Les loisirs et le sens de la fête

En ce temps de fin de vacances, et surtout en ce temps estivale qui a vu la mise en place, en France notamment, d'une nouvelle législation qui vise à mieux réglementer et autoriser le travail « dominical », je voudrais vous proposer une lecture qui nemonviso cesse de m'interroger sur le sens du travail et de la fête. Elle me fait penser aussi à la différence culturelle qu'il y a à appeler nos «  vacances »... des « jours de congé »...

 Il s'agit d'un petit livre d'un philosophe allemand, Joseph Pieper, figure importante de la philosophie du XXe siècle, malheureusement pas trop connu aujourd'hui, absent des librairies et des revues les plus fréquentés..... Il s'agit d'un petit volume consacré ... aux loisirs : Le loisir, fondement de la culture, publié en français pas l'éditrice Ad Solem en 2005.

L'écrit date de l'après guerre. Alors que l'Europe était à reconstruire, et que tant d'hommes et de femmes étaient blessés, physiquement et moralement, par le conflit qui venait de prendre fin, Pieper cherche les fondements pour la construction d'une nouvelle société, respectueuse de la personne humaine et de ses aspirations les plus profondes. C'est dans ce contexte qu'il consacre un écrit aux loisirs, en s'efforçant de montrer la nature véritable de ceux-ci et le rôle indispensable qu'ils doivent jouer dans une société à mesure d'homme. Malgré la distance temporelle qui nous sépare de cet écrit, je le trouve encore d'une formidable actualité. Voici pourquoi je le propose sur mes pages.

j-pieperD'entrée de jeu, Pieper se demande pourquoi, dans la culture contemporaine, le mot « loisir » est perçu souvent d'une façon négative, ou du moins il est mal compris. Ce ne fut pas la cas dans la culture ancienne où l'otium était considéré comme l'une des caractéristiques les plus importantes de la vie réussie. « Nous travaillons pour avoir des loisirs... » disait Aristote (cf Éthique à Nicomaque X, 7, 1177 b), en incluant les loisirs parmi les caractéristiques de la vie heureuse et accomplie1, et le considérant comme la fin en soi de toute une vie de travail. Aujourd'hui, dans une société où l'efficacité et la performance sont devenus les critères les plus en vogue pour déterminer la valeur d'un individu, le loisir a perdu cette signification et il est au mieux perçu comme une moment de « pause » entre un temps de travail et un autre. On ne travaille plus pour avoir des loisirs, mais on a des loisirs afin que notre travail puisse être encore plus efficace et performant. La fragilité de l'homme fait que, à la différence des ordinateurs et autres robots, il ne peut pas « travailler tout le temps ». Alors... il a besoin de loisir...Cela, affirme Peiper, ne rend pas justice au véritable sens du terme « loisir »

Pour Pieper, si notre monde a perdu le véritable sens du loisir, c'est aussi parce qu'il a perdu le véritable sens du travail et de la relation qu'il doit y avoir entre les deux dans le cadre d'une vie réussie. Notre monde - dit-il déjà au sortagriculteurir de la guerre !! - connaît en effet une surévaluation du travail, dans le sens qu'il attribue à toute activité reconnue comme « socialement utile » (c'est là l'un des définitions possibles du terme « travail ») une valeur excessive, au point de considérer toute forme de « passivité », de « non effort », comme un mal. Au fond, continue-t-il, cette surévaluation de l'activité vient de l'« impossibilité à donner libre cours à l'événement, de l'accepter et d'adopter une attitude purement passive à son égard». Cela conduit aussi à surévaluer toute forme d'effort ou de difficulté, comme le témoigne la moralité issue de la modernité. Celle-ci semble en effet se fonder sur le principe que rien de bien ne peut être obtenu sans l' « effort » correspondant, ce qui revient à faire de celui-ci la seule condition pour atteindre le bien. Cela n'était pas ainsi dans la culture ancienne où, par exemple, des philosophes comme Platon et Aristote ne tenaient pas le bien pour « difficile », et savaient que ses manifestations le plus hautes, procédant de l'amour et du désir (ou de l'attrait), n'impliquaient jamais d' « effort »2. Cette surévaluation de l'effort prônée par la culture moderne a conduit d'ailleurs celle-ci a laisser tomber l'ancienne distinction des activités humaines en artes liberales et artes serviles. Cette distinction, bien qu'elle semble « démodée », reflète une vérité de la plus grande importance, aussi bien pour la vie de tout un chacun que pour l'action politique. Elle pose en effet ouvertement la question de savoir s'il existe des activités humaines autres que celles qu'on peut identifier comme étant « socialement utiles ». De la réponse que la société donne à cette question dépend sa façon de concevoir l'organisation du travail et de la vie sociale. Si elle nie l'existence des artes liberales, à savoir si elle nie toute valeur intrinsèque aux activités non socialement utiles, alors elle identifiera l'homme à un être purement « fonctionnel » et lui imposera d'agir en supprimant toute activité qui ne présente aucune utilité sociale. Elle coupe ainsi l'homme d'une partie fondamentale de lui même et contribue à sa déshumanisation.

En effet, comme Aristote le soulignait déjà, puisque l'homme est incapable de travailler d'une façon ininterrompue et qu'il a besoin de relâche, le délaissement et le jeu lui sont nécessaires. Et il est forcé de les pratiquer. Mais, lorsque la culture ambiante ne leur reconnaît que la valeur d'une pause entre deux temps de travail, l'homme se trouve, d'une part «culpabilisé» de s'y adonner longtemps, voire même peu de temps- combien d'adultes aujourd'hui considèrent le jeu comme une activité enfantine....plus du tout adaptée à leur position sociale et à leurs activités de travail...- et d'autre part, forcé à les pratiquer d'une façon désordonnée, comme s'il agissait d'une récréation entre deux moments de travail, sans rapport avec la vie, qui est comme suspendue pendant ce temps ...

Ce n'est pas là le véritable sens du loisir.

Pieper montre que le terme loisir porte en lui une sorte de silence, et qu'il indique une certaine « inactivité ». Et il ajoute : « c'est précisément cette sorte de silence qui nous permet d'entendre (…) Les loisirs équivalent à une attitude purement réceptive de l'individu qui se laisse absorber par la réalité qui l'entopieper-loisir-livreure : ils signifient la pénétration de l'âme par le monde, pénétration qui seule fait naître ces pensées vraies et bénéfiques qu'aucun 'effort mental' ne saurait produire ». En d'autre termes, le mot loisir indique une attention et une jouissance de la réalité qui est à l'opposé de l'effort. Et si l'homme a besoin des loisirs, ce n'est pas parce qu'il est incapable de travailler tout le temps et qu'il doit suspendre temporairement son travail et se relaxer en vue de produire encore mieux. Dans son besoin de loisirs, l'homme témoigne qu'il n'est pas fait que pour travailler, qu'il n'est pas fait que pour la fonction qu'il exerce dans le cadre de la société, mais qu'il est fait pour «  voir au-delà de la place que la fonction sociale lui accorde et de contempler le monde dans son ensemble tout en ayant le 'coeur en fête' et en se livrant à quelque activité libre qui représente une fin en soi ». Autrement dit, les loisirs sont pour l'homme le signe que la finalité de son existence pointe au delà de la contingence de son quotidien et du labeur qui lui est confié en celui-ci, même s'il est son devoir de l'accomplir avec sérieux.

Pieper se demande alors «que devons-nous faire pour que les gens puissent apprécier les loisirs, pour qu'ils se créent des loisirs, pour qu'ils ne deviennent pas des 'travailleurs' complètement absorbés par la fonction sociale ? ». Sa réponse conduit à explorer le sens de la fête. La notion de fête porte en elle en effet les mêmes caractéristique que celle de loisir: l'inactivité, le repos, le bien-être, l'absence d'effort et l'affranchissement à l'égard des tâches utilitaires, autrement dit elle montre que l'homme n'est pas un être purement fonctionnel et qu'il aspire à des activités qui ne « servent pas à quelque chose », mais qui ont une fin en elles-mêmes, car son bonheur est une fin en soi.

La société contemporaine, qui pourtant multiplie les fêtes (surtout les grandes fêtes organisées), semble en réalité incapable de vivre celles-ci comme des moment de pure gratuité... sans autre but que d'exprimer la joie de l'exister. Et pourquoi cela? Parce que, selon Pieper, l'homme est devenu incapable de se situer « justement » dans le monde dans lequel il vit. Fêter n'est rien d'autre que manifester d'une façon exceptionnelle notre accord avec le monde. « Tout homme qui n'a pas la conviction que la réalité est foncièrement bonne et que le monde est bien fait est tout aussi bien incapable de 'fêter' que de se créer des 'loisirs' ». La fête est donc la manifestation extérieure d'un accord profond que l'homme vit avec lui-même et avec le monde. Lorsque l'homme perd cet accord, il devient incapable de fêter et de se créer des loisirs véritables.

Dans la tradition ancienne et médiévale, cette origine de la fête était vécue d'une façon toufetete naturelle. La fête était tout d'abord une occasion pour rendre grâce à Dieu, ou aux dieux, pour la vie, pour la fécondité de l'homme et de la terre, pour les bienfaits ont les hommes étaient les bénéficiaires... Cela rendait normal pour tout un chacun de reconnaître un lien entre « loisirs » et culte. Pieper rappelle que Platon, répondant à la question s'il existe un répit pour l'homme destiné au labeur, affirme d'une façon étonnamment juste : « les dieux, prenant pitié des hommes nés pour le labeur, instituèrent des fêtes périodiques pour leur permettre de reprendre des forces, et leur donnèrent comme compagnons de fête les Muses, leur chef Apollon, et Dionysos, pour que, festoyant avec les dieux, les hommes reprennent courage et relèvent la tête ». Et Aristote, en faisant du loisir un « associeé » du bonheur, atteste de son côté que l'homme ne pourrait mener une vie de loisirs par lui-même si son âme ne refermait pas une étincelle du divin.

Dans un monde qui a "fait du travail lui-même un culte ", face aux falsifications modernes du loisir avec ses " jours de fête artificiels fabriqués par les pouvoirs publics ", Josef Pieper rappelle que " c'est uniquement au sein du temps de fête, et donc du temps de 'louange' pour un monde beau et bon, que l'essence du loisir peut se déployer et s'accomplir." Et qu'il est urgent que l'homme contemporain retrouve au plus vite le chemin de la fête et des véritables loisirs... pour pouvoir redonner sens à son travail et à son existence tout entière. Le fait même que nous appelons nos « vacances » des jours de « congé » montre que nous avons encore du chemin à parcourir pour retrouver le véritable sens des loisirs et de la fête.

En vous souhaitant une bonne fin de vacances , je vous souhaite de pouvoir vous plonger dans cette lecture et d'en tier des merveilleux moments de loisir....

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1 Dans le contexte où Aristote nous en parle, à savoir la description de la vie heureuse, il associe le loisir à une certaine forme de « désintérêt » : la vie heureuse est une vie de loisir parce qu'elle est parvenue à ne vouloir que ce qui doit être recherché pour lui-même... Loisir rime donc avec bonheur parce qu'il apparaît lorsque toute recherche touche à sa fin : puisque nous avons trouvé ce que nous cherchons à travers tout ce que nous entreprenons, le bonheur, il n'y plus aucun besoin de « travailler » : nous goûtons alors le loisir.

2Pieper note que la culture ancienne était sans doute plus ouverte que la culture moderne au sens du « don », et c'est sans doute la perte de ce sentiment du « don » qui a fait grandir la moralité de l'effort, d'où découle la surévaluation de l'utilité sociale de toute activité humaine, et donc du travail lui même.