Irréprochables?

ChrysippeL'évangile de ce dimanche 13 février ainsi que l'homélie prononcée par le vicaire de ma paroisse, en lien avec l'actualité de ces derniers jours, m'inspirent les réflexions que voici.

Ce dimanche, l'évangile était particulièrement imbuvable. Difficile de reconnaître un maître aimant en ce Jésus de Mt 5,17-37. Il affirme que quiconque regarde une femme, en la désirant, commet un adultère ; loin de se limiter à prêcher la non-violence, il demande d'aimer ses « ennemis » ; et finalement il insiste pour que nous n'approchions pas l'autel sans nous être réconciliés avec celui qui nous en voudrait pour quelque chose.. (donc je devrais même demander pardon à l'autre pour quelque chose que, lui, il m'a fait!!). Allez lire vous mêmes. C'est vraiment très exigeant. Un véritable monde à l'envers.

Dans l'homélie, notre vicaire, l'abbé Christophe Cossement, commentait ainsi ces propos difficiles « Pourquoi Jésus parle-t-il ainsi ? Nous savons qu’il est venu inaugurer le Royaume d’amour et de paix, qu’il est venu pour que nous ayons la vie, la vie en surabondance. Alors, pourquoi nous assène-t-il toutes ces règles ? Pourquoi tous ces commandements dont il n’y a personne ici qui peut se dire : cool, je fais ce que dit Jésus. Si nous voulions paraître irréprochables devant le Christ, c’est vraiment raté. Tant qu’on pouvait simplement chercher à éviter le meurtre ou l’adultère ou le faux serment, ça pouvait encore aller. Mais si une colère a rang de meurtre, si un regard vaut un adultère, qui peut être sauvé ? L’homme est incapable de se sauver lui-même ; sans la miséricorde du Christ, il n’est rien. ».

La clé de lecture de l'évangile n'est donc pas «Jésus ici, tu exagères, à ce prix je ne pourrais pas te suivre », mais plutôt « Jésus ici tu veux nous faire comprendre que les exigences de l'amour sont telles que l'homme tout seul ne peut pas y faire face, il voudrait, mais il tombera encore. Tu lui dis, pourtant, que c'est seulement sur le chemin de cet amour exigeant qu'il rencontrera le bonheur . Pas facile... mais tu le rassures : 'n'aies pas peur de tes failles, elles peuvent devenir un trampoline pour rebondir dans la vie si seulement tu acceptes de les regarder comme des occasions pour t'aimer et te laisser aimer tel que tu es, une créature fragile... . Ton être brisé pourra devenir un être donné et trouver ainsi son accomplissement ».

A moi qui suis de nature à vouloir toujours être irréprochable, ces paroles d'évangile et .. ce commentaire ont fait l'effet d'un coup de tonnerre. Et j'ai commencé à réfléchir sur la signification de ce contraste entre l'amour véritable et l'envie d'être irréprochable.

Je me rends compte à quel point cette volonté d'être « irréprochable » est répandue dans la société d'aujourd'hui, souvent à l'insu de celui qui la possède.... La société toute entière semble malade de cet « idéal ». Nous voulons être débarrassés de tout ce qui se présente à nos yeux, et aux yeux du monde, comme une faiblesse, une fragilité, un défaut. Que ce soit de nature physique, morale, matérielle, notre culture semble hantée par la peur de ses failles. Alors, elle met tout en place, pour les éliminer, ces failles ! Nous vivons dans une société qui s'assure pour tout, qui cherche un coupable pour tout évènement (même pour la pluie et le beau temps!), qui déplore tout imprévu, et qui s'efforce constamment d'éliminer tout ce qui pourrait un jour lui porter dommage ...

Beaucoup de faits, et dans divers domaines, témoignent de cette réalité.

Je commence par un fait personnel : quand j'ai accouché de mon second enfant, j'avais juste 38 ans. C'était un beau bébé (c'est encore un beau garçon, d'ailleurs;-) !! le gynécologue m'a dit « madame, maintenant vous avez deux beaux enfants, un garçon et une fille, il est temps d'arrêter de faire des bébés à votre âge... ne prenez plus de risques ! ». J'ai répliqué « des risques pourquoi ? ». J'ai laissé faire la vie, et elle s'est frayée un nouveau chemin, un autre bébé était en route. Le même gynécologue, étonné, m'a demandé alors de faire un test de dépistage (j'approchais le 40 ans) J'ai demandé « dépistage pourquoi ? ». C'était pour exclure le risque de trisomie 21, qui augmente pour une femme « âgée » : il fallait traquer la faille !! Mais pour le faire, il fallait mettre en péril la vie du foeutus. J'ai refusé, me disant à quoi bon de savoir... car une vie est une vie et elle doit être protégée. Mon troisième bébé est né, un bébé magnifique, auburn aux tâches de rousseur.... ! Encore aujourd'hui, en le regardant , je me demande ce qui nous pousse à prendre des risques pour pouvoir «vivre» sans risques...

Récemment, j'ai lu dans le Bulletin de l'Institut Européen de Bioéthique cette nouvelle étonnante « Le Pr. Wim Distelmans, qui se dit spécialiste de la médecine palliative, a suggéré la création d'une clinique de l'euthanasie en Belgique en se basant sur le modèle néerlandais. M. Distelmans affirme que, malgré une loi sur l'euthanasie "fonctionnelle", de nombreux médecins doivent respecter les règles en vigueur dans les maisons de repos et les hôpitaux qui interdisent l'euthanasie. Wim Distelmans plaide en premier lieu pour une remise en cause des financements publics des hôpitaux qui refusent de pratiquer l'euthanasie. Il suggère également la mise en place d'une clinique de l'euthanasie ».

C'est au nom de la liberté des uns qu'on force la conscience des autres : les moyens sont de taille, car le risque pour ceux qui veulent rester en ligne avec leur conscience est de se voir couper les moyens de subsistance. Pourquoi cette « obligation » faite aux uns au nom du respect de la soi-disant liberté des autres ? Qu'est-ce qui pousse notre société à exercer une telle volonté de puissance sur la vie, sur la mort, sur la conscience des êtres humains ? Qu'est-ce qui nous pousse à prendre de tels risques pour vivre sans risques ?

Ce ne serait pas le désir de maîtrise sur notre environnement, et le refus d'accepter la faille, l'imprévu, la manifestation, parfois dramatique, de la fragilité ? Ce ne serait pas l'envie que notre monde soit, à sa manière, irréprochable, "à l'abri" de tous ces petits grains de sable qui peuvent en perturber le mouvement ordonné et prévisible?

Sur le terrain « éthique », ça ne change guère. D'une part on assiste à un progressif démantèlement des repères qui constituaient le tissu social de notre culture : la famille, le respect inviolable de la vie, la liberté d'expression religieuse (on voudrait légiférer sur tout au nom d'une prétendue liberté de conscience : mariage pour couples homo ou hétérosexuelles, séparation, divorce, avortement, légalisation des drogues, diffusion sans limites de la contraception pharmaceutique, fécondation en vitro, expérimentation sur les embryons, mères porteuses, manipulation des embryons en vue de donner naissance à des bébés dont les cellules souches sont compatibles avec des malades à soigner... euthanasie...). D'autre part on s’insurge contre l'immoralité affichée, surtout clle de certains hommes «politiques» (comme le bien connu chef de gouvernement italien !). Leurs attitudes en matière de vie sexuelle, ou leur manière de vivre en étant des hommes au pouvoir, choquent et sont durement critiqués parce que... non conformes à ce qu'on attend d'eux! C'est la logique du "politiquement correct"... Je ne dis pas que ce soit bien de conduire une vie moralement défaillante, mais comment se fait-il qu'on leur demande à eux d'être « moralement » irréprochables alors qu'on prêche l'avènement d'une société où tout doit être possible : donner la vie comme la mort, se protéger des grossesses indésirables, « fabriquer » des bébés dans de conditions naturellement impossibles, clôner des individus,  se droguer, se prostituer, gagner argent et pouvoir sans scrupules, se lancer dans des opérations financières à gros risque sans se soucier du bien commun? Il est vrai que le cas du chef du gouvernement italien est un cas limite, il ne suscite aucune sympathie en moi, mais la manière que certains ont employée pour saborder sa vie privée démasque à mon avis cette attitude ambiguë de notre culture ambiante, tentée à la fois par un libéralisme à outrance et imbibée de puritanisme1.

Comment comprendre cet étrange comportement largement répandu?

En Grèce, à l'époque hellénistique (qui était une époque de forte crise de valeurs, à cause du changement de structure sociale et politique), la pensée humaine a produit une philosophie qui se présentait comme une « thérapie de l'âme ». Elle prêchait une sagesse, et une perfection, dont l'aboutissement devait être l' « être irréprochable ». On appelait cette philosophie le Stoïcisme, et son idéal de perfection « apatheia », c'est-à-dire, déracinement de toute «  passion ». Ce n'était pas que ces philosophes détestaient le corps, ou la matière, ou la sensation. Que du contraire ! Pour eux, le monde dans sa totalité, n'était que matière, et même la pensée se produisait dans le corps, en circulant un peu comme le sang, par une sorte de réseau parallèle au réseau sanguin, le réseau du pneuma.... L'envie de déraciner les passions venait aux Stoïciens d'une autre motivation, plus structurelle à leur vision du monde. En fait, dans sa totalité sans transcendance, le monde des Stoïciens était traversé de part en part par une « raison » immanente, le « logos », qui en assurait l'ordre et la destinée. Et qui rassurait l'homme aussi. La domination absolue de la raison sur le monde permettait en effet de penser celui-ci comme un ordre impeccable, inébranlable, un ordre qu'aucune faille ne pouvait perturber. Du moins en théorie. Tout être vivant venant dans ce monde avait inscrit dans le processus de sa croissance une sorte de « pulsion » à se conserver en s'assimilant à cet environnement ordonné et en se l'appropriant – cela s'appelait l'oikeiôsis, une sorte de « apprivoisement » du monde. Cette oikeiôsis se produisait de manière à ce que, progressivement, une espèce de concorde généralisée s'installe dans la totalité de l'univers, une concorde «soumise» aux dictames de la raison, seule maîtresse véritable de l'ordre des vivants. Dans ce cadre, comment faire place à la faille, à l'erreur, à la faiblesse, à la désobéissance volontaire? Si la raison est la seule maîtresse de l'ordre, et si tout est raison, d'où peut surgir alors ce qui n'est pas « raison » et qui ne se plie pas à celle-ci ? La « déraison » dans un monde rationnellement ordonné ne peut être que « raison » encore, mais cette fois, une raison qui se trompe. La faille devient alors une erreur de jugement qui empêche la raison de voir clair à propos de la réalité qui se présente à elle. D'ailleurs, la faiblesse et la faille, n'affectent que les êtres raisonnables. Pour les autres êtres vivants, la « faille » n'est qu'une affection temporaire de l'ordre, et elle se justifie aisément dans le cadre du maintien cyclique de celui-ci. « Etre faillible » n'est donc plus, pour les Stoïciens, l'une des caractéristiques ontologiques de l'étant naturel, mais une déviation de la nature. Elle peut - voir doit - être corrigée (ou éliminée). La passion, à son tour, n'est pas l'expression de débordement d'un désir vital que la raison peut canaliser et utiliser pour vivre. La passion devient une erreur de la raison, un faux jugement de sa part, qu'il faut traquer sans relâche et rectifier, car elle porte atteinte à l'intégrité de l'être humain. Le sage (auquel par ailleurs les Stoïciens n'attribuent qu'une existence virtuelle), est celui qui a accompli ce chemin de purification, étant parvenu à se débarrasser progressivement de toute erreur. Sa perfection, et son bonheur, correspondent alors au fait d'être devenu irréprochable, « apathos » ! La boucle est bouclée. L'homme « sauvé » est l'homme qui est parvenu à se rendre irréprochable, et celui-là seul sera heureux.

Il y a une fâcheuse conséquence cependant: si la passion n'est qu'une erreur de la raison, et pas l'expression d'un désir, même si d'un désir désordonné, alors le désir n'existe plus... Toute irruption de l'irrationnel, du « non planifié », dans l'existence, est éliminé à la racine. L'amour aussi, car il est désir ! Exister ne peut plus signifier que deux choses : soit vivre d'une somme d'erreurs de la raison, soit engager la raison dans une somme d'exercices qui permettront de réparer ces mêmes erreurs. Tous ceux qui sont assez forts pour le vouloir, peuvent traquer les failles et devenir irréprochables. Il suffit qu'ils apprennent à respecter les règles et à vivre en hommes de raison. Pour vivre bien il n'est plus besoin d'aimer et d'être aimé....

Voilà quel pourrait être le bonheur à espérer dans un monde où la raison a triomphé comme unique maîtresse. Au nom de la raison, on pourra aussi imposer à tous ce même parcours de « correction » des leurs jugements, au détriment de leurs désirs, de leurs différences et de leurs sentiments.

Dans ce monde organisé et irréprochable, on ne trouvera plus d'homme fragile, celui qui peine à tenir débout, celui dont la vie a connu ou connaît l'échec et la faille. Cet homme là aura peut-être appris à aimer, mais, faillible comme il est, il ne trouvera plus de place dans un monde d'individus irréprochables. Si on lui permet encore de vivre, il sera un marginal. En le voyant mendier dans la rue on dira... que c'est de sa faute, qu'il n'a rien fait pour ne pas se retrouver là. Et on se débarrassera du problème de l'aimer...

C'est cela la leçon du Stoïcisme, et de la raison lorsqu'elle se veut toute puissante.

C'est une philosophie qui est encore bien présente dans notre société contemporaine....

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1 En Italie, par exemple, le journal La Repubblica, l'un de plus prestigieux d'Italie, a publié, sans interruption, depuis le 14 mai 2009 au 6 novembre de la même année, un article contenant 10 questions adressées au Président du Conseil, Berlusconi. Ce questionnaire voulait forcer une «réponse» de sa part au comportement libertin en matière de vie sexuelle, la jugeant reprochable et pas digne de la fonction. Echo de cela en a été donné dans la presse internationale.