"Tous les prêtres sont pédophiles"... un syllogisme parfait?

aristoteLes articles de presse de ces derniers jours me font très souvent penser à cette extraordinaire découverte que nous devons à Aristote (et qui se nomme entre autre « syllogisme »): il est possible de raisonner correctement tout en concluant le faux... Pour cela il suffit d'appliquer un raisonnement correct à des prémisses fausses... Même si la logique de l'argumentation est sans reproches, la conclusion n'est pas vraie pour autant..

A propos des prêtres, de la pédophilie, du célibat et de tout ce qui tourne autour de cela... j'ai l'impression que les médias nous ont mis devant un  bon exemple d'utilisation de cette "logique aristotélicienne".


La presse a fait état d'une série de faits étonnants et honteux concernant certains membres du clergé, des actes qui ont justement été condamnés, en premier lieu par le Pape et par l'Église elle-même (Dans une lettre adressée aux Évêques d'Irlande, le Pape a demandé que justice soit faite et il s'est fait proche des victimes). Mais  ces derniers jours, ces mêmes médias qui sont là pour informer ont souvent dépassé leur mission, en proposant des argumentations qui, prétendant dériver des faits, se sont en réalité révélées comme des syllogismes ... imparfaits: des raisonnements corrects qui  concluent  pourtant le faux, reposant sur des  prémisses fausses.

l'AppelUn Appel à la Vérité a d'ailleurs circulé en France et sur le web, dont les premiers signataires sont des intellectuels. Son but est de rappeler les journalistes, ainsi que tous ceux qui - d'une manière ou d'une autre – travaillent dans le secteur de l'information et de l'éducation, à une « éthique de responsabilité qui passerait par un traitement plus déontologique de ces affaires ». Je vous invite déjà à signer cet appel.

Je voudrais vous proposer ici quelques réflexions personnelles à propos de cette controverse et vous signaler l'un ou l'autre article qui me semble intéressant pour élucider la question.

Tout d'abord, voici, publié dans Le Monde (en ligne) du 9 avril, un article de Caroline Fourest,  "Vous avez dit papophobie?". C'est un bon exemple d'un raisonnement qui, tout en se présentant comme logiquement correct, conclut cependant le faux . Voici des extraits:

La politique du silence est allée bien plus loin, comme le révèle le nombre de victimes de prêtres pédophiles signalées dans le monde entier. Dix mille victimes ne serait-ce qu'aux Etats-Unis, selon un rapport officiel de l'Eglise. Cent mille, selon les associations des victimes. Comment expliquer une telle ampleur ? Par la technique de la "tournante".

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(...) Et si l'Eglise acceptait enfin de se poser les bonnes questions ? Le célibat, pas plus que l'homosexualité ou l'hétérosexualité, ne mène à la pédophilie. En revanche, ce célibat, associé à un discours confus et terriblement culpabilisateur sur la sexualité, favorise l'immaturité sexuelle des serviteurs de l'Eglise... Que l'on envoie ensuite au contact d'enfants. (...) Il faudra bien que l'Eglise regarde en face ce cercle infernal. Qu'elle accepte d'en tirer d'autres leçons que l'autoflagellation... Si elle veut sincèrement cesser d'être la seconde institution - après la famille - à produire des agresseurs d'enfants.

Premier problème: l'auteur ne cite pas ses sources, mais elle expose des chiffres. Si on se fie à ses prémisses, le raisonnement peut sembler correct. Mais d'où tient elle ces chiffres? Nous ne le savons pas... Le même journal, Le Monde (en ligne), publie le 8 avril une interview à Philip Jenkins: "Un petit nombre de prêtres concentre l'essentiel des accusations". Philip Jenkins est professeur à l'Université de Pensylvanie, spécialiste de l’histoire des religions, et aussi auteur d'un livre sur Pedophiles and Priests. Anatomy of a Contemporary Crisis (Oxford University Press, 2001). Il nous donne aussi des chiffres, mais elles ne sont pas les mêmes que celles de Caroline Fourest...

A qui lui demande de quantifier le "phénomène pédophilie des prêtres" Jenkins répond: « La meilleure étude sur le sujet est probablement celle du John Jay College of Criminal Justice , publiée en 2004, qui examine toutes les plaintes pour abus sexuel déposées contre le clergé américain entre 1950 et 20021 Elle montre qu’environ 4,5 % de tous les prêtres américains (environ 100 000 hommes sont en activité sur cette période) ont été accusés d’au moins un acte sexuel répréhensible perpétré contre un mineur (en dessous de 18 ans). Cela dit, ce chiffre surestime probablement la réalité. Même si certains cas n’ont jamais été portés à la connaissance des autorités judiciaires, ce total englobe un grand nombre de cas basés sur des accusations faibles. Pour une grande partie de ceux-ci, les charges ont été abandonnées. En outre, sur les 4 392 prêtres accusés, près de 56 % ne l’ont été que pour un seul acte». Et à Jenkins de conclure: « Si l’on se penche sur l’étude, on constate qu’un tout petit nombre de prêtres concentre l’essentiel des accusations. Ces "agresseurs compulsifs" sont parfois à l’origine de plusieurs centaines de plaintes chacun. Un groupe réduit de 149 prêtres rassemble à lui seul un quart des accusations sur un demi-siècle  (…) Quant à savoir si ce chiffre est bas ou élevé, nous n’en avons aucune idée. Aucune étude portant sur un autre groupe religieux, ou sur d’autres institutions en relation avec des enfants n’ayant été menée avec la même ampleur et le même niveau de détail. Je sais juste que certaines études montrent un taux d’abus supérieur dans les écoles laïques, mais les preuves scientifiques ne sont pas assez consistantes ».

Il y a donc de quoi réévaluer la validité des "prémisses" de Mme Fourest , et par conséquent, la vérité des conclusions auxquelles elle conduit par son raisonnement.

Par ailleurs, un sociologue italien, Massimo Introvigne, a proposé lui aussi une série d'études sur la questions, dont un article ("Quanti sono i preti pedofili") où il s'inspire, comme Jenkins, du rapport du John Jay College of Criminal Justice et le commente. Introvigne souligne d'abord que, du point de vue sociologique au moins, le débat actuel sur les prêtres pédophiles est un exemple typique de «panique morale», terme qui recouvre les problèmes socialement construits, caractérisés par une amplification systématique des données réelles, que ce soit dans la représentation médiatique, ou dans le débat politique 2 Ensuite, pour aller plus loin dans la compréhension du phénomène, Introvigne se demande si on en va pas trop vite en besogne en utilisant le mot « pédophilie » pour tous les abus  commis sur des mineurs d'âge et pour lesquels on exige condamnation et réparation ( ces actes sont et restent de toute façon inacceptables du point de vue moral). Dans les manuels médicaux « pédophilie » désigne en effet la préférence sexuelle d'un adulte envers les enfants prépubères ou en début de puberté3, ce qui veut dire envers des enfants de 11-12 ans maximum. Les médias ont tendance à traiter de « pédophilie » les cas de comportement sexuel de prêtres qui, tout en étant moralement condamnables  et de fait condamnés par le droit canon, ne peuvent pas être classés – par la loi civile par exemple - comme des cas de « pédophilie » au sens strict, le mineur en question étant un jeune de 16 ans et plus. Introvigne cite aussi les chiffres. Malheureusement, dit-il, c'est seulement aux USA qu'un rapport indépendant et rigoureusement scientifique sur la question de la pédophilie en milieu ecclésiastique a été établi. C'est le rapport déjà cité du John Jay College of Criminal Justice, de la City University of New York, une université d'état qui est reconnue mondialement comme l'une des institutions académiques les plus importantes en matière  de criminologie. Introvigne confirme que les statistiques de ce rapport font acte de 4.392 prêtres accusés de relations sexuelles avec des mineurs entre 1950 et 2002  (sur plus de 100.000 prêtres ordonnés). Parmi eux, seulement un peu plus d'une centaine a été condamné par la justice civile. Mais le rapport fait état du cas de nombreux prêtres innocents qui ont pourtant été accusés... Introvigne montre aussi que, toujours d'après le rapport du John Jay College, le 78,2% de ce  prêtres est accusé de faits contre des mineurs qui ont dépassé l'âge de la puberté. Ces faits ne rentrent donc pas dans la catégorie "pédophilie" pour la loi civile (même si ces actes restent de toute façon graves et fortement reprochables du point de vue moral). Si on retire  donc ce 78,2 % de 4392, on en arrive à 958 prêtres réellement « accusés » de pédophilie  aux USA en cinquante deux ans, à savoir dix-huit par an. Les  condamnations pénales effectives entre 1950-2002 seraient un peu plus d'une par an.

Cela est de toute façon de trop et c'est bien de le dénoncer, j'en conviens, mais nous sommes loin des affirmations de Caroline Fourest " Dix mille victimes ne serait-ce qu'aux Etats-Unis, selon un rapport officiel de l'Eglise. Cent mille, selon les associations des victimes". Ces données montrent combien sérieusement doivent être prises certaines affirmations avancées dans les médias...

Introvigne termine son article en mettant en évidence un dernier élément important pour la compréhension du phénomène "pédophilie". Pour pouvoir conclure que l'Église catholique est un milieu particulièrement favorable à la pédophilie, et que le sacerdoce – et le célibat qui y est associé - est un état de vie à « risque »,  conclusions auxquelles Caroline Fourest semble arriver avec certitude ..., il faudrait d'abord étudier avec autant de précision statistique d'autres milieux dans lesquels des pasteurs, imam, instituteurs, éducateurs, entrent en contact  avec de jeunes enfants. Or, ces études (et par conséquent les statistiques) manquent. A partir des données existantes sur les condamnations effectives réalisées par la justice civile, Introvigne constate que le pourcentage des cas de pédophilie existant en ces milieux est comparable à celui qu'on retrouve dans l'Église catholique. Ce qui permet déjà de mettre en doute l'association directe (effectuée souvent) entre célibat sacerdotal et pédophilie.

Il y a cependant un lien entre la pédophilie et un comportement sexuel particulier qui touche effectivement pas mal d'hommes qui ont choisi la prêtrise, il s'agit de l'homosexualité. Suivant le rapport du John Jay College, 81% des prêtres accusés de rapports avec mineurs entre 1950-2002 étaient effectivement marqués par une orientations homosexuelle. Or, commente Introvigne, lorsque Benoît XVI a demandé aux évêques américains d'être prudents à ordonner comme prêtres des hommes manifestant des tendances homosexuelles, la presse a crié au scandale, en accusant le Pape d'être homophobe...

Comme quoi, il y a toujours une erreur quelque part, dans les raisonnements qui prétendent de conclure le vrai à partir de  prémisses fausses...

notes

1 On peut lire dans la préface de ce rapport « his report was commissioned by the U.S. Conference of Catholic Bishops and was based on surveys completed by the Catholic dioceses in the United States. The surveys provided information from diocesan files on each priest accused of sexual abuse and on each of the priest's victims. That information was filtered, so that the research team did not have access to the names of the accused priests or the dioceses where they worked. The report presents aggregate findings. The dioceses were encouraged to issue reports of their own based on the surveys that they had completed. BishopAccountability.org has collected many of those diocesan John Jay reports. Please see our note on how the following Web version of the John Jay report was created, and on the two versions of the report that are available »

2 Le concept remonte aux années 1970 . Dans le cadre de la pédophilie, deux caractéristiques sont typiques des paniques morales: le fait que des problèmes sociaux qui existent depuis des décennies sont reconstruits dans les médias et les discours politique comme «nouveaux» ou faisant l'objet d'une prétendue croissance spectaculaire ces derniers temps; ensuite le fait que leur impact est amplifié par des statistiques folkloriques qui, bien que non confirmées par des études universitaires, sont répétées d'un media à l'autre et peuvent ainsi inspirer des campagnes médiatiques persistantes.
Entendons-nous bien: les paniques morales ont à leurs sources des conditions objectives et des dangers réels. Elles n'inventent pas l'existence d'un problème, mais elles en exagèrent les dimensions statistiques.

3 C'est le cas du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ou DSM-IV). La quatrième édition, (DSM-IV) est un manuel de référence très utilisé internationalement particulièrement pour les recherches statistiques et dans une moindre mesure pour diagnostiquer les troubles psychiatriques