Mes chroniques et opinions - dans la presse
Je vous présente ici mes articles, opinions, chroniques parues dans la Presse belge (La Libre Belgique et Le Soir).
Entre "progressistes" et "conservateurs", où situer le vrai progrès ?
Dans une chronique récente1 traitant du dossier de la dépénalisation de l’avortement, le journaliste Bertrand Henne s’étonnait du fait « qu’un sujet éthique aussi clivant soit chez nous un des rares sujets où on pourrait trouver un accord, un consensus ». C’était pour lui la conséquence d’un « un aspect peu évoqué de l’élection du 26 mai : le recul des conservateurs en matière éthique » et du fait que, depuis ce vote, « le rapport de force s’est légèrement renforcé en faveur des progressistes ».
Ce qui m’interpelle dans cette chronique est l’utilisation des termes « progressiste » et « conservateur » pour décrire la situation et les parties en présence. Que signifie en effet cette dénomination et quelle est la valeur sémantique qu’on attribue au terme « progrès » ? Si l’on s’en tient à l’étymologie, progrès vient du latin pro-gredior qui signifie « marcher de l’avant, avancer vers un terme ». Si donc le progrès est le fait d’avancer, d’accomplir un mouvement en avant, ou de s'accroître par étapes, tout cela ne peut se réaliser qu’en allant vers un « but » fixé comme le terme idéal. La référence au progrès implique donc toujours l’indication d’un but qu’il faut atteindre.
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Quand un marathon, aux côtés d’un inconnu, délivre une des clés du vivre ensemble
We are all different but we run together était la devise du Brussels Airport Marathon qui a eu lieu ce 6 octobre. Ce dimanche, elle n’est pas restée un simple mot écrit sur un tee-shirt car des milliers de personnes - coureurs, bénévoles, spectateurs - venant du monde entier, l’ont mise en pratique sous un ciel pourtant plombé par une météo plus qu’automnale. J’en ai moi-même vécu l’expérience.
Lors de ma course, j’ai rencontré un coureur d’origine espagnole, de nationalité belge et vivant aux USA. Nous ne nous connaissions pas, et nous ne nous reverrons probablement jamais, mais nous avons partagé nos foulées pendant la moitié du parcours, en nous soutenant mutuellement lors des moments de fatigue et en échangeant des conseils pour avancer en sécurité et parvenir au terme de l’épreuve.
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Avons-nous encore besoin d'éthique aujourd'hui?
L’Institut de recherche en Philosophie de l’Université de Namur (ESPHIN) organise en ce mois d’octobre un Colloque international de trois jours sur « l’Éthique en questions », en présence d’experts renommés venant de quatre coins du monde. Pourquoi donner une telle place à l’éthique alors que d’autres thématiques, plus « urgentes », mériteraient une recherche approfondie, comme par exemple les développements de l’intelligence artificielle ou la transition de nos sociétés vers des nouveaux modèles anthropologiques, écologiques, sociaux, économiques, politiques ?
La société contemporaine semble avoir fait l’impasse de l’éthique, surtout de celle qui est assimilée à un ensemble de préceptes contraignants qu’on aurait le devoir de suivre. La philosophie elle-même a développé une stratégie pour canaliser ce refus. Le philosophe Ruwen Ogien a thématisé une « éthique minimaliste » fondée sur l’expression maximale de la liberté individuelle et dans laquelle un seul principe est d’application, celui de la « non-nuisance » envers autrui, ce principe étant considéré comme le seul nécessaire pour garantir la liberté à tous. Aujourd’hui, d’ailleurs, nombreux sont ceux qui, souvent à leur insu, acquiescent aux principes de l’éthique minimaliste dans leurs choix quotidiens. Et cela se produit aussi au niveau de la société et des Institutions, car nombre de règles du vivre ensemble - voire des lois - sont établies à partir de ces principes de liberté individuelle et de non-nuisance. Prenons par exemple le principe de neutralité : si chacun peut exprimer ses convictions dans la sphère privée de son existence mais qu’il faut s’abstenir d’utiliser des signes renvoyant à ces mêmes convictions dans la sphère publique, c’est essentiellement pour ne pas nuire à autrui en respectant sa liberté de convictions. Ce principe, bien que considéré majoritairement comme objectif, repose de fait sur une prise de position guidée par une éthique minimaliste.
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Sommes-nous encore des vivants politiques?
Le définition de l’homme comme zoon politikon – «vivant politique »1 - nous la devons à Aristote. Mais que signifie au juste cette expression ?
Un peu d’histoire
Souvent on lui attribue la signification suivant laquelle l’homme est un être qui vit en société. Cela n’est pas faux car, dans son traité l’Histoire des animaux, Aristote affirme que, si certains «vivants» adoptent un mode de vie sporadikon (= isolé), d’autres, comme l’homme, la grue et la fourmi, s’organisent selon un mode politikon (I,1). Est-cela pour autant le sens véritable de l’adjectif « politique » lorsque Aristote l’emploie pour définir l’homme? Pas si sûr, car dans son traité les Politiques Aristote affine la définition par une précision de taille : l’homme est un «vivant politique » parce qu’il est doté de logos et que cette parole « existe – en lui - en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres vivants: le fait que seuls les hommes aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre» (I,2).
Vulnérabilité, pouvoir, intérêt général, une possible conciliation?
Vulnérabilités. En regardant l’actualité de ces derniers mois, force est de constater que nos sociétés se révèlent de plus en plus vulnérables. Les manifestations des gilets jaunes ont mis en évidence les fragilités d'un système qui ne parvient plus à protéger les moins favorisés, ceux-là mêmes qui pourtant contribuent par leur travail au bon fonctionnement de la société. Les manifestations pour le climat ont mis en évidence la vulnérabilité de notre planète exposée aux conséquences de l’activité humaine, et elles ont permis de démontrer que cette vulnérabilité mobilise les citoyens à demander un cadre légale capable d’imposer un changement de comportements non seulement aux individus mais aussi aux Institutions et aux États. Les phénomènes migratoires ont ébranlé une société en passe de se refermer sur elle-même, en dévoilant dans leur ombre les vulnérabilités d’un système qui se réclame de l’accueil des migrants mais qui est en réalité dans l’impossibilité de l’organiser. Dans les trois cas le constat est le même : les crises révèlent des vulnérabilités individuelles, sociales, structurelles qu’on ne peut plus passer sous silence.
Pouvoir. Et pourtant, force est de constater que la reconnaissance de ces vulnérabilités reste encore difficile à de nombreux endroits. Il a fallu les « gilets jaunes » et les « gilets verts » pour qu’une ouverture à certaines de ces vulnérabilités devienne possible dans le monde politique. L'actualité récente des théories du complots avancées contre les manifestations pour le climat ou encore l’inaction des différents pouvoirs législatifs de notre pays à cause de leurs désaccords face aux urgences climatiques montrent bien que cette ouverture reste encore limitée. Pourquoi ? Parce que l’exercice du pouvoir se conçoit plus comme un acte d’affirmation des intérêts particuliers que comme un service en vue du bien commun. Certes, le fait de chercher dans le pouvoir une affirmation de ses propres intérêts est la tentation à laquelle nous sommes tous exposés. Il suffirait d’analyser les actes des enfants dans la cour de récréation d’une école primaire pour constater que cette tentation est constitutive de notre humanité. Mais justement, cette attitude nécessite d’être éduquée afin de dépasser ce stade.
Intérêt général. Depuis quelques temps, l’invitation à poursuivre l’intérêt général a pourtant refait surface dans certains discours et dans les médias. S’il convient de le saluer, il n’est toutefois pas certain que chacun comprenne la même chose quand on parle d’ « intérêt général ». Est-ce le bien commun ? Est-ce la somme des intérêts particuliers ? Est-ce l’intérêt qui résulte de la somme des intérêts de la majorité ? Est-ce le consensus et la disparition des oppositions à l’intérieur de la société ? La réponse à ces questions n’est pas aisée, et d’ailleurs le plus souvent on n’en donne aucune. Les jeunes qui se mobilisent pour le climat semblent cependant en proposer une qui paraît important d’explorer. Par leurs manifestations pacifiques, joyeuses et déterminées, ils montrent qu’on peut se dépenser pour une cause qui n’est ni contre quelqu’un, ni pour soutenir les intérêts d’une partie, ni même pour créer un consensus général. Il s’agit d’une cause qui nous concerne tous et qui touche non seulement toutes les générations dans toute la planète, mais aussi et surtout ceux qui ne sont pas encore nés ! Non sans une certaine prise de risque (rappelons qu’ils brossent les cours !), ces jeunes témoignent ainsi que le souci de l’intérêt général n’est pas une option mais une obligation découlant de l’appartenance à une commune humanité, qui implique que les hommes sont liés les uns aux autres et responsables de leurs actes non seulement dans l’immédiat mais aussi sur le long terme. Par leur « désobéissance civile » pacifique, ces jeunes attestent donc dans la pratique que l’ « intérêt général » est ce lien qui nous unit tous et que nous ne pouvons ni ignorer ni abîmer. Et c’est là sans doute l’essentiel de leur message, rappeler la responsabilité que nous avons les uns envers les autres, et envers ce qui est commun, pour nous forcer – et forcer ceux qui nous gouvernent - à agir dans le respect – et l’intérêt - de ce lien.
Une conciliation impossible ? Si « l’intérêt général » est ce lien, alors il n’est ni la somme des intérêts particuliers, ni non plus le consensus et la disparition des différences dans la société. Le fait de le poursuivre implique donc le renoncement à l’exercice du pouvoir comme instrument d’affirmation de ses intérêts particuliers. Les jeunes témoignent de cela dans leurs actions. Nous constatons en effet qu’ils continuent à s’organiser et à manifester malgré les accusations de complotisme, malgré les sanctions qu’ils risquent, malgré le scepticisme de certains de leurs camarades. L’attention à la vulnérabilité de la planète leur a donné une force d’union – ils s’agit de jeunes francophones et néerlandophones réuni! - qu’il est difficile d’ébranler. Ils n’ont pas recours à la violence, leur « bataille » ne détruit rien, au contraire elle construit des ponts entre les gens et les générations. En reconnaissant les vulnérabilités de la société et en poursuivant « l’intérêt général », ces jeunes ont obtenu un pouvoir inimaginable, en obligeant même les plus sceptiques à les écouter. Plutôt que de pointer les incohérences dues à leur jeunesse, il me paraît plus judicieux de voir dans l’invitation qu’ils nous adressent à assumer notre devoir d’humanité envers notre « maison commune », une manière intéressante de concilier pouvoir et intérêt général. Les philosophes de l’antiquité utilisaient le mot « vertueux » pour qualifier cette attitude, et ils en faisaient l’un des piliers de l’éthique et de la politique.
Ce que peut l’accueil des vulnérabilités. Comment permettre à cette attitude vertueuse de prendre le dessus, en nous et dans la société ? Si l’on considère l’action de ces jeunes, on remarque que le point de départ de leurs protestations a été la prise en compte sérieuse de la vulnérabilité de la planète et des êtres qui l’habitent. La poursuite de l’intérêt général et l’exercice du pouvoir comme service au bien commun ont découlé de cet accueil des vulnérabilités sociétales. Celui-ci, où qu’il se manifeste – la vulnérabilité est à accueillir avant tout en soi-même - est donc le premier pas pour l’acquisition d’une attitude vertueuse face à l’exercice du pouvoir et à la poursuite du bien commun. A contrario, nous devons en conclure qu’une société qui oublierait d’accueillir les vulnérables est destinée à se fragiliser, restant prisonnière de la nécessité de se protéger face à tous ceux qui, en son sein, finissent par confondre pouvoir et moyen d’affirmation de soi et de ses propres intérêts.
Publié dans Le Soir Plus, mars 2019 https://plus.lesoir.be/209678/article/2019-03-02/vulnerabilites-pouvoir-et-interet-general-une-possible-conciliation