La prière de saint Éphrem

saint Ephraim

Seigneur maître de ma vie,

l'esprit d'oisiveté, de découragement,

de domination et de vaines paroles,

éloigne de moi.

L'esprit d'intégrité, d'humilité,

de patience et de charité

accorde à ton serviteur.

Oui, Seigneur et Roi,

donne-moi de voir mes fautes

et de ne pas juger mon frère,

car tu es béni aux siècles des siècles

Amen

 Dans la tradition orthodoxe, cette prière est lue deux fois à la fin de chaque office de Carême. On la dit une première fois en faisant une prosternation après chaque demande. Puis on s'incline en disant "Ô Dieu, purifie-moi, pécheur", et on reprend la prière.

Je voudrais vous la proposer pour entrer dans la Semaine Sainte... (la semaine où les chrétiens font mémoire de la passion et de la mort de Jésus Christ).

Pourquoi cette prière prend une telle place dans le temps de Carême de la liturgie orthodoxe?

Parce qu'elle illustre tous les éléments négatifs et positifs de la connaissance de soi et des efforts qu'on peut faire pour changer et se retrouver au centre de son être, se retournant ainsi vers Dieu, la source de tout être.

La première partie illustre les quatre maladies de l'âme, qui peuvent nous plonger dans la tristesse:

- l'oisiveté, que nous pouvons aussi appeler "paresse", cette étrange façon d'être qui nous persuade que tout va plutôt mal, et qu'aucun changement en nous et autour de nous n'est possible. C'est une attitude un peu cynique qui nous pousse à dire devant tout ce qui nous arrive: "à quoi bon?" et qui fait de notre vie un désert spirituel, nous rendant impossible l'accueil de la grâce et la "conversion" du regard vers Dieu.

-le découragement, ce que la tradition orthodoxe identifie avec l'outil préféré du diable, suivant un récit anonyme de la tradition des pères du désert, est le premier fruit de l'oisiveté. Il pousse aux extrêmes limites le dégoût pour tout ce qui est positif.  Et il nous rend incapables de voir la lumière. Nos frères orthodoxes insistent sur le fait que le découragement est le suicide de l'âme, car lorsque l'homme le laisse entrer dans son coeur, il devient incapable de voir la lumière et de la désirer.

-la domination est la conséquence directe de la paresse et du découragement car, en vidant l'attitude positive devant la vie, en sapant en nous tout désir de nous ouvrir à la lumière et à Dieu, en privant de sens l'exister, ces deux attitudes nous rendent centrés sur nous-mêmes, égoïstes. En nous prenant nous-mêmes comme centre de l'univers, nous commençons alors à tout évaluer selon notre jugement, et à voir les autres en fonction de nos besoins. La domination en suit comme une logique conséquence.

-les vaines paroles sont aussi le résultat de des trois attitudes précédentes. Car le langage aussi, lui que les orthodoxes considèrent comme le "sceau" de l'image divine en l'homme, perd sa valeur lorsque l'homme vit centré sur lui-même. Si la parole n'est plus l'expression d'un homme ouvert sur une réalité qui le dépasse et qui peut l'aider à se dépasser, si le langage ne dit plus ce désir de communication en un homme fermé sur lui-même, alors cette même parole perd son pouvoir créateur, celui qui lui avait été confié à l'origine, et elle devient vaine.
 

Pour éliminer ces quatre obstacles qui empoisonnent la vie, et l'accablent de tristesse, la prière demande à Dieu les quatre dons qui peuvent ouvrir le coeur de l'homme à l'Autre et ainsi à la joie.

Ces quatre dons sont l'intégrité, que l'on pourrait appeler aussi chasteté, l'humilité, la patience et la charité.

Si la paresse est dispersion, alors pour la vaincre il faut recevoir le don de l'intégrité, ou de la chasteté, qui est capacité acquise à ne plus nous laisser dominer et disperser par le désir désordonné, et à nous tenir au centre de nous-mêmes.

A cela s'accompagne l'humilité qui est la victoire de la vérité en nous, l'élimination de toute forme de mensonge tout d'abord par rapport à nous-mêmes. C'est par l'humilité que nous devenons capables d'accueillir les choses telles qu'elles nous sont données et d'en voir la beauté, sans les juger de premier abord.

La patience, quant à elle, s'ajoute à l'humilité. L'homme centré sur lui-même est impatient parce qu'il est "aveuglé" par sa vision de lui-même; il ne voit le monde qu'à travers ses lunettes à lui,  et donc il le juge d'une manière très incomplète. Pour cela il veut que tout lui réussisse immédiatement, sans porter aucune attention à l'autre et aux autres  Dieu est patient parce qu'il voit tout en un seul moment, et il est indulgent parce qu'il voit tout en profondeur. Plus on s'approche du centre de nous mêmes, plus on s'approche de Dieu, plus on devient patient comme Lui, car on acquiert un regard... plus englobant.

Le sommet de tous ces dons est la charité , qui est l'amour ouvert sur l'autre, don de soi qui accueille l'autre et reçoit son don. Cet Amour, est Celui de Dieu, car Dieu est Amour.

Voici le sens de cette prière, dont toutes les demandes se trouvent résumées dans sa phrase finale: "donne-moi de voir mes fautes et de ne pas juger mon frère".

Voir ses fautes, ce n'est pas pour en être accablé. C'est pour pouvoir les reconnaître et se frayer, avec l'aide de Dieu, un chemin pour en être libéré.

Il me semble que cette prière, venant de la tradition orientale, s'inscrit  pleinement dans la tradition occidentale aussi, et pas seulement la tradition religieuse, mais aussi la tradition philosophique, là où la philosophie cherche aussi les chemins pour apprendre à l'homme que l'accomplissement de soi ne peut se faire qu'en sortant du cercle  vicieux du repli  sur soi et de la fermeture à l'autre et au monde qui nous entoure (depuis les Stoïciens, en passant par Plotin, Saint Augustin, Pascal, pour arriver à Ricoeur et Levinas... et j'en passe!).

J'exprime un souhait: que cette semaine sainte qui vient, cette semaine où les chrétiens font mémoire du don que Jésus Christ à fait de sa vie pour que le mal, la violence, la mort ne triomphent pas dans le coeur de l'homme, soit pour tous, même pour les non croyants (qui bénéficient quand-même d'un temps de vacances, grâce à cette fête religieuse qu'est la Pâques des chrétiens!!), une occasion de renouvellement intérieur et de recherche de ce qui peut contribuer à faire sortir de l'égoïsme et du repli, ou, si l'on veut , de la dépression, de la dispersion et de l'ennui...

bon chemin ver la fête de Pâques!

(source: A. Schmemann, Le Grand Carême. Ascèse et Liturgie dans l'Église orthodoxe, Éd Abbaye Bellefontaine, 1977)