Qu'avons nous fait du « bien commun » ?

phare hagueAprès l'effroi face aux horreurs de Paris, où il m'a semblé que seul le silence était digne, sont venus les jours de lecture et de méditation des témoignages, récits, commentaires, analyses des faits. Et depuis, une question ne me quitte plus et me donne envie de partager ces quelques réflexions. La question, la voilà : qu'avons-nous fait du « bien commun » ?

Une des lectures qui m'a le plus impressionnée et questionnée depuis les attaques de Paris est l'interview à la maman de Bilal Hadfi, l'un de terroristes kamikaze du stade de France. De façon digne et avec beaucoup de courage cette maman, veuve depuis que Bilal est tout petit, raconte de la progressive radicalisation de son fils et de son départ soudain en Syrie. Elle témoigne à propos du changement de comportement de Bilal : “Il a arrêté les cigarettes, le shit un mois avant (…) Il jeûnait le lundi et le jeudi pour demander pardon à Dieu. Moi je trouvais cela positif qu’il se repentisse et qu’il ne soit plus dans l’alcool et les joints. A l’un de ses frères qui le réprimande durement pour son départ en Syrie, Bilal répond : “Ne crie pas, c’est ma décision. Dans ce pays, je n’ai pas ma place”. Et il invite sa maman à rompre les ponts avec la Belgique, ce “pays de mécréants”. La radicalisation de Bilal semble donc s'enraciner dans une vie qui, ressentie comme vide, remplie d'alcool et de joints, mais vide de sens et d'engagements, cherche un bien à suivre et un projet qui réveille l'espérance. Or, s'il y a une chose que les « maîtres » de la radicalisation vont proposer à leur victimes pour les attirer dans leurs plans, c'est justement l'illusion de poursuivre un « bien », un « bien » pour lequel il vaut même la peine de tuer et de mourir. C'est dire si l'attrait du bien est fort : pour convaincre quelqu'un à commettre des atrocités, rien de mieux que lui faire croire que cela est le varitable « bien » à poursuivre, pour soi et pour tous ! Cette instrumentalisation du bien donne froid dans le dos, et les conséquences qu'elle produit nous paraissent aujourd'hui non seulement atroces, mais aussi inimaginables. Et pourtant, cette instrumentalisation, ainsi que ce qu'elle peut produire, est le signe, dans le mal, du fait que le bien attire l'homme de façon irrésistible.

Or, nous, dans nos sociétés occidentales, qu'avons nous fait du bien ?

Je pense au paroles que le Pape François a prononcées pour annoncer l'ouverture en décembre prochain de l'année sainte sur la miséricorde (des paroles peu relayées par les médias, il faut le dire): «Au cours de cette Année Sainte, nous pourrons faire l’expérience d’ouvrir le coeur à ceux qui vivent dans les périphéries existentielles les plus différentes, que le monde moderne a souvent créées de façon dramatique. Combien de situations de précarité et de souffrance n’existent-elles pas dans le monde d’aujourd’hui ! Combien de blessures ne sont-elles pas imprimées dans la chair de ceux qui n’ont plus de voix parce que leur cri s’est évanoui et s’est tu à cause de l’indifférence des peuples riches ! (…) Ne tombons pas dans l’indifférence qui humilie, dans l’habitude qui anesthésie l’âme et empêche de découvrir la nouveauté, dans le cynisme destructeur. Ouvrons nos yeux pour voir les misères du monde, les blessures de tant de frères et soeurs privés de dignité, et sentons-nous appelés à entendre leur cri qui appelle à l’aide. Que nos mains serrent leurs mains et les attirent vers nous afin qu’ils sentent la chaleur de notre présence, de l’amitié et de la fraternité. Que leur cri devienne le nôtre et qu’ensemble, nous puissions br iser la barrière d’indifférence qui règne souvent en souveraine pour cacher l’hypocrisie et l’égoïsme» (bulle Misericordiae Vultus ).

Le Pape a souvent parlé de la « mondialisation de l'indifférence », en constatant à quel point, dans nos sociétés occidentales, les actions menés, les politiques proposées, visent, au mieux, une certaine équité entre les citoyens, mais elles continuent à soutenir, malgré tout, une économie de la consommation qui exclut de la société des catégories entières de gens, les pauvres et les précaires par exemple, en engendrant des guerres meurtrières en vue de s'accaparer les ressources de la terre. Ces actions, et ces politiques, respectent au mieux le « juste », mais elles oublient la question du bien, et du « bien commun ». A ce propos, il suffit de citer en exemple la manière dont  les Européens pataugent dans la question des réfugiés, chaque pays témoignant un attachement à ses intérêts et peu de considération pour le « bien commun ».

Ne serait pas cet oubli du « bien commun » le premier ressort du radicalisme auquel succombent les jeunes et les plus exclus de la société?

Une autre lecture faite en ces jours m'a questionnée. Il s'agit cette fois du récit que le parlementaire Destexe (MR, Libéral) fait de la gouvernance de son collègue Philippe Moreaux (PS, socialiste) pendant la vingtaine d'années où il a « régné » en « maire » à la commune bruxelloise de Molenbeek (devenue si tristement fameuse dans le monde entier depuis ce vendredi 13 novembre). Même si on peut imaginer que Mr Destexe profite de la situation pour se venger de son l’adversaire politique, on doit quand même consentir avec l'auteur de l'article – en croisant notamment d'autres sources aussi- que la gouvernance de cette commune bruxelloise (certainement la plus pauvre de toutes les communes de Bruxelles) ne peut pas se vanter d'avoir poursuivi le « bien commun ». Les intérêts de certains oui - et certainement ceux du PS et de son « maire » Ph. Moreaux, qui ont pu ainsi rester au pouvoir pendant deux décennies - mais le « bien commun » ? Ce fut plutôt le « politiquement correct » répondant à la logique du « donnant-donnant » à être poursuivi ('tu votes pour moi et je ferme les yeux sur la manière dont certaines salafistes imposent une progressive radicalisation dans certains quarties de la commune...) In tempore non suspecto, un photographe habitué à voyager au Moyen Orient s'étonne de cette radicalisation en acte, si violente qu'il ne la remarque même pas là où il se rend pour son travail. Il décide alors de quitter la commune de Molenbeek dans le but de dénoncer la situation et tirer la sonnette d'alarme. La presse donne un faible écho de son geste, mais rien ne change.

Encore une fois la question revient : qu'avons nous fait du « bien commun » si l'envie du pouvoir prime sur le reste, en permettant que ceux qui nous gouvernent n'aperçoivent même plus le danger venant de ceux qui « manipulent » les jeunes et ensuite mettent en péril la liberté et la vie de nous tous ? Comment concilier notre révolte d'aujourd'hui face aux faits d'horreurs dont nous avons été témoins?  avec notre fonctionnement personnel et sociétal qui ne cherche pas le « bien commun » mais se contente de jouir du « bien propre » que chacun a pu acquérir par soi-même?

Certes, heureusement, il n'y a pas que cela.

Comme à chaque époque de l'histoire, des témoins surgissent dans la société pour redire l'importance de la recherche du « bien commun » et pour montrer les fruits que cela produit lorsqu'on s'engage à le poursuivre. Ces témoins se font les plus souvent l'écho des voix des pauvres - ils rendent ainsi la voix à ces « pauvres voix » qui ne peuvent plus se faire entendre. Ces voix se sont exprimées ces jours-ci à travers les nombreux citoyens qui, par leurs gestes de compassion, de solidarité, de piété (en déposant de fleurs sur les lieux des massacres, par exemple, ou en brandissant un drapeau français) ont témoigné leur attachement au bien, au beau, au vrai, comme aux valeurs qui fondent notre société occidentale. A Molenbeek, par exemple, ces voix s'expriment aussi par les nombreuses associations qui œuvrent afin que la recherche du « bien commun » soude une communauté multiculturelle et l'oriente vers des projets capables de bâtir une société à mesure d'homme. Ces associations sont présentes sur le terrain, souvent à coté de plus exclus de la société, et elles ne ménagent pas leurs efforts pour toucher les jeunes et les moins jeunes et leur permettre de s'engager à la construction d'un vivre ensemble citoyen, respectueux des différences et de valeurs de chacun. Le Festival «Quartier Maritime » ou Radio Sara (radio de quartier), sont deux exemples parmi d'autres des fruts de cette action citoyenne. Dans certaines écoles de la Commune aussi, comme l’école Sainte-Ursule, des actions sont menées pour favoriser l'éducation et l'intégration : en partenariat avec le CEFOC  , un groupe de parole entre parents a vu le jour pour discuter d'éducation, de convictions et de vive ensemble. Ces voix sont aussi celles de chrétiens, protestants et catholiques, pour qui cette recherche est une priorité. Mgr Lemmens, évêque auxiliaire de Bruxelles – en charge de la commune de Molenbeek –, s'est exprimé clairement sur l'action si importante de ces chrétiens engagés qui luttent sans cesse contre l'exclusion pour que chacun puisse découvrir que sa vie a du sens, qu'elle est repectée et accueillie. Ces lieux témoignent d'une toute autre histoire de Molenbeek, et de notre société, ils témoignet de ce qui peut arriver quand on se met poursuivre le bien commun. Ces lieux donnent à réflechir! 

L'homme est fait pour le bien et il est réellement lui-même quand il découvre ce désir qui l'habite et s'y attache.

Mais, nous, qu'avons nous fait de cela dans notre quotidien et aussi dans l'organisation et la gouvernance de notre société ?

Notre époque semble malade de schizophrénie. D'une part on prêche l'indépendance, l'éthique minimaliste, la liberté de tout entreprendre et de tout essayer dans la mesure où cela correspond à ce que l'on souhaite et qu'il ne nuit pas à autrui, on proclame qu'il n'y a pas de valeurs valables pour tous, pas de bien commun; on érige l'homme à la souveraneité absolue sur lui-même. D'autre part, cependant, on pleure les conséquences de cela, quand l'exclusion de ceux qui n'arrivent pas à devenir « maîtres » d'eux mêmes à cause de la maladie, de la condition sociale, de leur race ou de leur culture, se transforme en violence, radicalisme religieux, intolérance…

La sagesse des anciens nous apprend que la vie est réussie lorsqu'elle atteint l'eudaimonia (que nous traduisons par « bonheur », mais qu'on pourrait aussi traduire par une expression comme « paix profonde et unité avec soi-même et avec autrui»). L'eudaimonia est le résultat de la recherche du bien. Le juste, ainsi que la joie, sont la conséquence de cette recherche, et non le but. La tradition chrétienne qui, avec la sagesse grecque, constitue le socle sur lequel est bâtie notre civilisation, a approfondi la pensée grecque de l'eudaimonia, en montrant que le bonheur est le résultat d'une «sequela» (la sequela Dei, la « suite » de Dieu). Depuis l'époque moderne on a dit que cela comporte un asujettissement de l'homme dont celui-ci doit se libérer. Se mettre à suivre Dieu, se reconnaître dépendant de lui, ne comporte cependant pas d'assujettissement, ni perte d'indépendance ou de liberté, parce que Dieu est Amour et que cet Amour, comme disait saint Augustin, est plus intime à l'homme que l'homme lui-même. Suivre l'Amour, répondre à l'amour, ne rend pas assujetti, car l'amour ne peut être échangé que sous le régime de la liberté.

Habitués depuis la fin de l'époque moderne à chercher la justice, rompus aux procédures instituées par combler les lacunes d'une raison affaiblie par les philosophies du soupçon, nous avons perdu le sens du bien. Mais le moment est venu de constater que la recheche d'un juste procédural, si elle est capable d'assurer une certaine équité entre les gens, ne tient plus la route devant l'individualisation croissante de nos sociétés, la désagrégation du lien social sous la pression du choc des cultures et du conflit entre convictions. Aujourd'hui, chercher le « juste » ne suffit plus. Il faut que nous visions le bien. Et que la société s'organise autour de la visée du bien commun.Cela permettra le dialogue et le vivre ensemble dans le respect des différences.

Cela demandera un effort considérable de tous, et un changement radical de nos modes de vie et de pensée, en Occident comme en Orient. Faire cet effort coûtera à chacun, mais ne pas le faire équivaut à se laisser mourir. Oui, c'est une question de vie ou de mort, et le vendredi noir de Novembre nous a montré que la réponse à cette question ne peut pas attendre.