La Route : un film qui questionne
« Qu'est-ce que l'homme peut encore espérer quand il est dépouillé de tout?».
C'est la question que The Road, un film de John Hillcoat proposé au Festival de Venise en 2009, pourrait nous adresser à travers ses images, magnifiques dans leur ton toujours grisâtre et même dans leur violence. Le film, qui est une mise en action du roman éponyme de Cormac McCarthy, racontant la situation d'un père et de son enfant errant après une catastrophe qui a tout détruit, est de fait en couleur, mais on n'y voit réellement la couleur que dans les images souvenir du monde tel qu'il était avant la catastrophe.
Tourné en partie en Louisiane, dans les zones frappées par l'ouragan Katrina, et donc sur des lieux réellement dévastés, le long-métrage de HIllcoat est empreigné de réalisme. Le scénario, pourtant digne du genre apocalyptique américain, n'a aucune complaisance pour les effets spéciaux. Si ses images peuvent émouvoir, ce n'est pas pour le sensationnel qu'elles suscitent, c'est plutôt par le questionnement qu'elles savent creuser discrètement dans l'esprit du spectateur.
L'intrigue est relativement simple. Un évènement mystérieux se produit, dont on n'explique pas les causes (une catastrophe naturelle mondiale ou locale, une guerre atomique?...une météorite touchant uniquement les Amériques? on ne sait pas), et il provoque une situation telle que la vie soudainement s'arrête: plus de végétation, plus de nourriture, plus d'économie, plus de société civile.... L'humanité sombre dans une barbarie jusqu'alors inimaginable, et la lutte pour la survie fait de l'homme un loup pour l'homme. Le spectre du cannibalisme traverse le film de part en part. Présenté avec discrétion, sans concession au « spectaculaire », mais dans un réalisme impressionnant, il met le spectateur devant l'horreur en lequel l'humanité pourrait précipiter dans un monde où les hommes, laissés sans avenir immédiat, n'auront plus rien à espérer. Sans perspectives pour leur futur, face au vide et à leurs souffrances, ils pourraient se laisser guider uniquement par leur instinct de survie, ce qui les conduirait aux atrocités les plus impensables.
Le film nous montre tout cela à travers le regard d'un père et de son fils de 10 ans (on comprend, par des images en flash-back, que celui-ci est né à peine quelques mois après la catastrophe), forcés à quitter leur maison pour s'en fuir vers le sud, à la recherche de chaleur et de nourriture. Ce voyage est présenté non seulement comme un déplacement physique vers un lieu plus apte à la survie, mais aussi comme un voyage intérieur que ces personnages doivent entreprendre à la recherche du « coeur » ou, si l'on veut, de ce qui fait l' « essence » de l'homme. Les images, cruelles, dérangeantes dans leur désolation totale, suggèrent que la marche de deux personnages est rythmée par ce questionnement: lorsque tout lui est enlevé, lorsque plus aucune réalité extérieure ne peut conforter les illusions qu'il s'est fait sur lui-même, que reste-t-il à l'homme? Qui devient-il lorsqu'on le dépouille de tout? En suivant leurs pas chancelants, le film tente quelques réponses. D'une façon générale, il montre que l'homme est, dans le monde, l'être le plus fragile et le plus « plastique » à la fois. Sa « plasticité » lui permet de s'adapter aux situations les plus extrêmes et de s'en sortir bien mieux que les animaux : il n'y a d'ailleurs pas d'animaux dans le film, excepté un petit chien qui apparaît tout à la fin, mais il y a encore beaucoup d'hommes malgré l'absence de nourriture!. Sa fragilité fait cependant que, à la différence des animaux, l'homme peut s'en sortir en piétinant ce qu'il y a de plus humain en lui. Cela est dramatique, mais il prouve au moins qu'aucune situation ne peut contraindre l'homme et que, quoi qu'il arrive, celui-ci garde sa capacité de choisir et de choisir le bien. Certes, lorsque la souffrance le hante, sa fragilité peut orienter son choix vers sa destruction et la destruction d'autrui. Mais cela n'est pas une nécessité. Je trouve ici un acquis important du film : illustrer jusqu'où peut aller la liberté de l'homme.
Dans ce cadre, le film montre les différentes directions que la liberté peut prendre sans en pointer aucune comme la plus probable, la pire ou la meilleure, et c'est cela à mon avis qui fait sa force. Il y a l'illustration de la possibilité la plus atroce. L'homme, possédé par son instinct de survie, est réduit à l'état de bête et devient une menace pour l'autre: il peut aller jusqu'à manger ses propres enfants! Le film présente cette possibilité comme celle qui est choisie par un certain nombre d'hommes, peut-être la majorité des survivants. Le réalisateur en filme les visages « défigurés » dans leur raideur et dans la perte d'expression. Il y a l'illustration du désespoir: au nom de la vie dont elle a rêvé avant la catastrophe (et quelques images en flash-back l'illustrent) la maman du petit garçon refuse la situation telle qu'elle se donne à elle après la catastrophe. Malgré le fait d'avoir mis au monde un petit garçon (naissance qu'elle ne semble pas souhaiter après la catastrophe), elle choisit d'entrer dans la mort. Son visage est beau mais le désespoir en a éteint la luminosité . Il y a l'illustration de la liberté qui, malgré sa grande faiblesse, garde le « feu » du bien. C'est le père qui incarne cette possibilité. L'expression « garder le feu » est l'une des expressions clés du film, celle que le père répète le plus souvent à son enfant, celle qui semble constituer le sens même de cette marche qu'ils entreprennent à deux. En descendant vers le sud, avec le peu de choses et le peu d'espérance qu'il lui restent, à travers les mille dangers qui le guettent, ce père veut « garder le feu » de l'humanité en détresse et le transmettre à son enfant: sa bonté, malgré tout, sa civilisation - le père a sauvé précieusement quelques livres, et il lit des histoires à l'enfant – son espérance d'une vie où l'amour et la compassion puissent encore jaillir du coeur et se multiplier. C'est cela qui le tient en vie, et son visage le montre : pétillant d'expressions différentes, qui vont de la joie à la douleur, de la tristesse à la colère, de la tendresse à la haine, il est lumineux et vif malgré les circonstances dramatiques et la grande détresse qui l'accablent. L' histoire de ce père nous montre cependant que le chemin pour garder la chaleur de l'amour n'est pas facile, car le bien et le mal se côtoient dans le coeur humain, et le mal ne guette pas seulement de l'extérieur mais encore plus, et plus subtilement, de l'intérieur. Par un jeu saisissant de scènes et d'images, auxquelles un certain suspense n'est pas étranger, le réalisateur parvient à donner la mesure des difficultés à surmonter lorsqu'on veut « garder le feu » dans un monde sans repères: d'une part ce père déborde d'affection pour son enfant, cela se voit à travers les expressions de son visage, les gestes de tendresse posés dans un quotidien si absurde et parfois terriblement cruel, la capacité de sacrifice pour son fils, et d'autre part ce même père peut devenir un effrayant tueur lorsque la méfiance, qui s'installe progressivement en lui sur un fond de nécessité, le prend à la gorge – Veiller sur l'enfant implique une prudence maximale face à un danger qui guette à tout bout de champ, et on finit par voir en tout être qui respire un ennemi potentiel. Le film ne nous dit pas ce qui va finalement triompher dans le coeur de ce père, si c'est l'amour ou la peur, il nous laisse en décider en nous présentant des images. C'est une autre force du film.
In fine, il y a l'illustration de la foi, de la confiance, de l'ouverture à la vie que rien ne peut ébranler. Le film la montre dans la figure de l'enfant et il semble ainsi vouloir suggérer que, pour conserver l'espérance dans un monde qui a perdu tous ces repères, il faut avoir un coeur d'enfant. L'enfant est le seul véritable « garde du feu », le seul des personnages rencontrés tout au long du film qui survit à la catastrophe.
Quel est le message du film? Sa force réside à mon avis dans le fait de montrer ce qui peut advenir lorsque l'homme est dépouillé complètement de ce dont il croyait être « riche », et de creuser un questionnement à ce sujet, sans nous offrir une réponse toute faite...
Mais, dans la dernière scène du film, le réalisateur semble nous dévoiler à quelles conditions, selon lui, la vie humaine peut renaître des cendres d'un monde détruit. Le garçon, seul et terrassé par la peur, interroge l'inconnu qui l'invite à le suivre en lui demandant: « faites-vous partie des gentils ou des méchants? Est-ce que vous mangez les enfants? ». Il ne reçoit aucune réponse autre que l'invitation à faire confiance. La caméra se déplace alors sur la scène comme pour nous montrer ce que l'enfant voit: on voit les deux enfants de cet inconnu, sa femme et un petit chien (l'image est construite de manière à laisser planer le doute sur le fait que l'enfant n'ait jamais vu un chien de sa vie... ). Voyant cela, le garçon choisit de s'ouvrir à la confiance. Et soudainement la couleur apparaît: dans la dernière image du film la caméra s'arrête sur un vêtement de couleur rouge. Dans un monde qui n'en est plus un, l'homme, par nature libre, peut, s'il le veut, « garder en lui le feu » du bien, et s'ouvrir à autrui dans une relation de foi et de confiance. Cette capacité ne lui vient pas des situations extérieures, ni des « richesses » qu'il peut « ajouter » à sa vie et à sa personnalité, et aucune situation, même la plus dramatique, ne peut donc la lui ôter. Cette capacité fait partie de son « essence » et elle ne peut être détruite que lorsque l'homme choisit de la détruire en lui même, en coupant en lui toute forme de relation. Cette confiance est essentielle à la vie humaine et sans elle le monde ne pourra devenir qu'un amas de poussière et de cendres.
Willicot a été un maître dans la capacité de laisser les images nous interroger jusque là.