Ce 9 novembre le monde a été Trump (é)
Ce 9 novembre 2016 je me suis réveillée tôt comme d'habitude et, après avoir loué Dieu et la vie pour la journée qui s'ouvrait devant moi, j'ai attrapé mon portable pour avoir les nouvelles des USA. Il était 5h30 du matin, j'espérais être fixée sur le nouveau patron de la Maison Blanche. Puisqu'on dit que quand l'Amérique éternue le monde entier attrape un rhume, je voulais savoir si j'allais devoir soigner un rhume pendant quatre ans! Le matin apportait une nouvelle étonnante: les USA étaient en passe d'être "Trump(és)". Et oui, celui que personne ne voulait voir venir (même pas les partisans de son camps) avait pourtant séduit le plus grand nombre d'électeurs. Quelques heures plus tard, cela se confirmait : un homme d'affaires sans aucune expérience politique devenait le chef du pays le plus puissant du monde. Inédit ! Je n'étais pas rassurée. En partant faire mon jogging matinal dans mon "Central Park" à moi (cela s'appelle "le bois de rêves", really!) je méditais sur l'histoire, et une question m'a poursuivie à chaque foulée: mais qu'est-ce qui fait que nos sociétés sont si affectées par le populisme ou le fondamentalisme? Qu'est-ce qui a mal fonctionné dans nos sociétés pour que nous en soyons arrivés à soutenir ceux qui prêchent, par un discours simpliste, les rêves nationalistes, la fermeture des frontières, la construction de murs entre les peuples, le mépris des adversaires. Pourquoi les discours populistes ont tant de prise sur les gens (chacun de nous compris) alors qu'ils sont si évidemment faux?
Un seul exemple : Trump veut expulser les immigrés illégaux, et il a fait de ce point un des slogans de sa campagne. Mais il sait bien que cela poserait un gros problème à l'économie américaine, qui compte sur ces mêmes immigrés comme main d’œuvre à bas prix. En affirmant cela, il doit se dire qu'il ne pourra pas tenir promesse sans laisser sur le carreau ceux-là mêmes à qui s'adresse la promesse d'une nouvelle grandeur pour l'Amérique. Tous les économistes sont unanimes sur cela ! Et pourtant il l'affirme et les gens lui font confiance ! Se référant à son livre, The Art of the Deal, Trump affirmait déjà en 1987 : « je joue avec les fantasmes des gens. J'appelle cela l' « hyperbole véridique ». C'est une forme innocente d'exagération – et une technique de promotion très efficace». Voici la formule du populisme à la Donald Trump, et cela marche. Ce 9 novembre il a été démocratiquement élu 45e président des USA par les citoyens de son pays! Jusque là peut le populisme. Pourquoi ?
Encore aujourd'hui, à deux jours de l'élection, après avoir lu et entendu de tas de commentaires, je ne trouve pas de véritable réponse à cette question. Quelques pensées traversent cependant mon esprit et c'est celles-ci que j'ai envie de partager.
Voici la première. Le populisme n'est pas un phénomène d'aujourd'hui. Ce fut déjà une expérience connue par la première démocratie du monde, Athènes. Un philosophe comme Platon s'y était frotté, et il avait dû engager toutes ses énergies pour éviter que les citoyens ne se laissent prendre dans les mailles de ses filets. La lutte de Platon contre le Sophistes a cela comme enjeu. Son dialogue La République est sa réponse. Socrate, quant à lui, a perdu sa vie dans la lutte, accusé, injustement, de fourvoyer les jeunes avec ses enseignements. Sa seule « faute » fut en réalité celle de vouloir réveiller la raison de ses interlocuteurs, en les convaincant à agir suivant leur conscience et à exercer leur « pensée », ce bien précieux donné aux hommes par les dieux. Quelques années après, d'autres philosophes, comme Aristote ou les Stoïciens par exemple, bien que situés dans un contexte historique différent (la Grèce avait alors connu la défaite de la démocratie et l'avènement de l'empire, macédonien d'abord et romain ensuite) ont cherché à montrer avec force que le chemin de l'accomplissement de soi passe nécessairement par l'exercice de la pensée. Et que dans cet exercice la responsabilité de chacun est en jeu, car le changement - y compris celui de la société - ne peut venir que de l'acquisition de la "sagesse", qui est le résultat de l'exercice de la raison dans le choix et dans l'action. Choisir en se laissant emporter par ses propres émotions, décider en se laissant emporter par le discours persuasif du plus fort, n'est pas digne d'un sage. Se renfermer dans ses propres convictions sans se laisser interroger par l'expérience est signe d'hommes sans culture et sans éducation. Ce fut la manière toute philosophique de s'opposer aux populismes de l'époque.
Le populisme n'est donc pas une invention de notre temps. Il n'est pas, en soi, la conséquence d'une faute que nos sociétés occidentales auraient commise aujourd'hui, assommées par la crise économique. Il serait inutile d'accuser la situation sociale comme si elle était la seule responsable de la manière dont nos contemporains sont enclins à se laisser manipuler par des discours simplistes prétendant résoudre au moindre frais des problèmes complexes. Le populisme surfe sur la vague de l'endormissement de la pensée et sur le refus – avoué ou pas - d'exercer sa propre responsabilité. Si une majorité d'Américains a voté Trump – ou s'il n'a pas voté du tout - ce n'est pas la faute à autrui (à la société, aux médias, au tempérament agaçant de Hillary Clinton ou à ses erreurs). Cela ne dépend que de la responsabilité de chacun de ceux qui ont voté – ou pas voté du tout. La responsabilité est le propre de chaque être humain, elle est fondement de liberté et source de dignité pour chacun. Elle dit le caractère d'imputabilité de l'homme, affirmait le philosophe Paul Ricoeur. Elle révèle que l'homme est « appelé » dans l'action à répondre à autre que lui-même, et à sortir du cercle de l'auto-compréhension de soi. La responsabilité constitue l'une des « capabilités »1 fondamentales de l'homme. C'est le sens même de l'éducation que de révéler à l'enfant cette « capabilité », en lui montrant qu'il est responsable de ses actes et que grandir signifie s'approprier pleinement cette responsabilité, en l'exerçant. Si donc la société contemporaine porte de quelque manière la responsabilité des attitudes populistes que nous connaissons, c'est sans doute sur le terrain de l'éducation. On pourrait peut-être se demander si l'éducation est aujourd'hui un point fort des programmes politiques. Et en constatant que ce n'est pas le cas, s'interroger sur les raisons de ce délaissement, ainsi que sur ses conséquences. Mais la responsabilité incombe à chacun, et c'est à chacun de l'exercer comme il se doit.
Une seconde pensée suit de près cette première. Si l'imputabilité, c'est à dire la conscience d'être responsable de ses actes, constitue un caractère constitutif de l'homme, si elle est la source de sa liberté et de sa dignité, qu'est-ce qui fait que l'homme l'abandonne si facilement et finit par se laisser manipuler ? Le manque d'éducation, le manque d'investissement – coupable - de la société dans le secteur de l'éducation (écoles, universités, centres de formation et de culture, etc.) en sont une cause, mais elles n'expliquent pas tout. Il doit y avoir en l'homme une faiblesse à se tenir au niveau de son humanité, à tenir à l'exercice de sa pensée et de sa responsabilité. C'est que l'homme, tout homme, est somme toute un peu « fêlé ». Or, cette « fêlure » le conduit à plier bagage devant l'exercice de sa responsabilité. Il est parfois plus facile de capituler devant ses faiblesses que d'en assumer la charge… Et puis, la société tout entière préfère regarder cette fêlure comme une faille à combler - ou à cacher. Il est plus facile d'éliminer celui qui montre à tous des signes de faiblesse, plutôt que de l'accueillir et prendre le risque que sa présence nous déstabilise. Mais si cette faille était au contraire une richesse à thésauriser ? Si elle était ce qui nous permet en effet de reconnaître que nous avons besoin d'autrui pour devenir ce que nous sommes, et que le bien auquel nous aspirons tous nous ne pouvons pas nous le donner à nous mêmes à la « force du poignet « ? Reconnaître ses propres faiblesses peut protéger l'humanité de l'orgueil démesuré, mettre une limite au désir de toute puissance, permettre de voir en l'autre, reconnu aussi « fêlé » que moi, non pas un ennemi ou un concurrent à éliminer, mais un compagnon de route pouvant venir au secours de ma propre faiblesse. En regardant les choses par ce bout, nous pourrions aussi découvrir que notre première responsabilité à tous est celle de tenir compte de cette « fêlure » en abandonnant, pour nous mêmes et pour autrui, le rêve de la perfection idéale d'un surhomme que plus rien ne pourrait surprendre en défaut. La société contemporaine en crise s'agite souvent aujourd'hui en s'efforçant de cacher à nos yeux nos propres limites, en nous projetant dans de rêves de grandeur irréalisables (« make America great again » ce fut le slogan de campagne de Trump!!!). Or, qu'est-ce qui pourrait changer en nous et autour de nous si, à la place de rêver d'une grandeur impossible, nous commencions sérieusement à nous reconnaître comme des êtres vulnérables ? Si nous commencions à reconnaître que, tout en ayant la responsabilité de nous perfectionner dans l'exercice de nos actes, de chercher le bien, le juste et le beau, nous ne pouvons pas faire comme si notre vulnérabilité n'existait pas? Si à la place d'accuser autrui parce qu'il n'est pas à la hauteur de la perfection que nous érigions en idéal de réussite pour nous mêmes, nous commencions à reconnaître l'autre, boiteux certes, mais capable de m'aider sur le chemin de ma propre existence ? Si, conscients de notre commune vulnérabilité, nous reconnaissions en l'autre celui qui peut collaborer avec moi à la construction d'une société où l'homme, tout homme, peut atteindre le but de son existence et s'accomplir selon ses « capabilités »? Quel autre regard porterions-nous sur l'autre en thésaurisant la richesse qu'est notre vulnérabilité et imperfection ? L'expérience de ceux qui ont osé accueillir cette vulnérabilité montre que cet accueil est source de créativité, de résilience, de renaissance et de nouveauté. Le succès du film Demain en est une preuve. L'expérience montre que celui qui thésaurise la pauvreté de sa « fêlure » devient davantage capable de tenir en éveil sa conscience et sa raison, en laissant passer la lumière. Socrate le disait déjà : pour aller vers la sagesse il faut se reconnaître ignorants, et l'Évangile l'a répété « heureux les pauvres en esprit car le royaume des cieux leur appartient ».
Ce qui m'a frappé dans cette campagne présidentielle américaine est la vague sur laquelle a surfé le populisme : la simplification de problèmes complexes, l'accusation constante de l'adversaire peint en malhonnête homme, incapable de faire face à ces mêmes problèmes à cause de ses propres imperfections, et la présentation de soi comme de l'homme fort qui, par ses propres capacités – self made man - a acquis toutes les compétences nécessaires pour « sauver » son propre pays et l'humanité entière. La vague sur laquelle a surfé le populisme met devant mes yeux le paradoxe d'une humanité partagée : d'une part un homme qui s'érige en surhomme et promet ce qu'il n'est pas en mesure de pouvoir obtenir – car il est tout aussi vulnérable qu'un autre homme - et d'autre part un homme dont la raison sommeille parce que, fatigué de soi et de ses propres faiblesses, il délègue sa responsabilité à qui ne peut cependant pas répondre à ses attentes.
La stupéfaction du monde a été de taille le 9/11 quand on a vu à quelles conclusions ce paradoxe peut conduire. A qui la faute ?
« Le sommeil de la raison engendre les monstres », affirmait Goya, et la philosophe Hannah Arendt lui fait échos en rappelant à l'homme de l'après-guerre que la banalité du mal se nourrit de l'absence de la pensée. C'est sans doute d'un sommeil de la raison que notre temps est malade, et du déni de ce qui fait sa force et sa faiblesse.
Je souhaite aux Américains, comme à leur nouveau Président, ainsi qu'à chacun de nous de ne plus de se « Trump(er) » encore longtemps à propos de ce que nous sommes…. car le monde ne peut plus attendre, et la défaite des super-héros pourrait nous plonger dans une situation de non retour…
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1 J’emprunte ce terme « capabilité » aux travaux de la philosophe américaine Martha Nussbaum.
2. Dans le film Demain, en effet, les cinéastes ont volu montrer comment des situations d'impasse deviennent occasion de créativité et de changement, aprce que les gens adoptent une attitude de "resilience" et ils ne se résignent pas à subir ce qui leur arrive. Ce film me semble montrer très clairement que l'homme éveillé face à ce qui lui arrive ne délègue plus sa responsobilité ni ne croit, cependant, qu'il va pouvoir tout changer tout seul. l'accueil de la vulnérabilité crée ainsi aussi du lien.