Gleeden ou l'illusion du "paradis perdu"
Il y a quelques jours, j’ai été frappée par l’apparition, dans les gares de Bruxelles et de Wallonie, d’affiches couleur aubergine au milieu desquelles figure une pomme rouge croquée et un titre interpellant : « Gleeden, le premier site de rencontres extra-conjugales pensé par des femmes ». Les affiches sont d’un grand format. Vous les aurez sans doutes aperçues aussi si vous fréquentez ces lieux publics.Je le dis d’emblée : cette publicité me choque. Ce n’est pas avant tout pour des raisons morales ou religieuses. Elle me choque parce qu’elle enfreint clairement ce qui relève naturellement d’un sens commun partagé (au delà de toute morale et religion), un sens commun que la sagesse populaire a d’ailleurs résumé dans le dicton bien connu : « amour rime avec toujours ». C’est cela, en effet, qui est choquant: faisant la promotion de l’adultère, ces affiches nient l’évidence aussi bien de l’amour que de l’engagement qu’on peut prendre par amour1. Or, l’amour n’est pas une fiction ou une réalité dépassée, l’amour est le moteur de la vie. Bafouer l’amour c’est porter atteinte au dynamisme même de la vie. Celui qui aime sait combien l’amour est ressenti comme total, absolu, définitif. Et combien il comble l’existence et à la fois l’engage, parce qu’il lui apporte la joie. Il suffit d’avoir aimé une fois pour le savoir : nous sommes faits pour aimer et celui qui aime ne peut même pas imaginer que l’amour puisse finir ou être trahi. Affirmer le contraire c’est mentir, et se mentir à soi-même. Certes, cela peut arriver que la source de l’amour tarisse, on peut même le redouter. Sans doute chacun de nous a aussi fait au moins une fois l’expérience d’un amour qui prend fin ou d’une trahison. Et c’est très souvent avec souffrance qu’on le constate, avec une difficile prise de conscience et sans légèreté aucune. Ce qui confirme que l’homme est fait pour aimer et être aimé, fidèlement. C’est d’ailleurs « par amour » que les couples se forment et que certains se marient, pour le bon et pour le pire. Et c’est pour la même raisons qu’un « mariage forcé » nous choque autant que l’adultère. La capacité d’aimer dévoile en effet aussi notre liberté et la vivifie : amour et contrainte ne vont pas ensemble. Alors, voir affiché dans la gare une publicité qui invite clairement à l’infidélité et indique les moyens pour la mettre en œuvre m’est insupportable. C’est rompre avec ce désir d’aimer et d’être aimé que je ressens comme profondément constitutif de mon humanité, et de la nôtre à nous tous.
Mais comment est-il possible qu’une telle publicité soit permise ? Où est l’éthique dans cette affaire ? Ce sont les questions que je me suis posée en voyant ces affiches, et j’ai ainsi voulu creuser plus loin. Et voici à quoi m’ont conduit mes recherches.
Gleeden est un site de rencontres extra-conjugales lancé en 2009 en France, destiné donc aux hommes et femmes mariés souhaitant vivre une aventure sans quitter leur état. Ce n’est pas la première fois que Gleeden sort ce genre de publicités. Cela s’est fait en France en 2013 En Belgique, en février 2012, Gleeden avait proposé une publicité portant comme slogan "contrairement à l'antidépresseur, l'amant ne coûte rien à la sécu". A l’époque, le Jury d’Éthique Publicitaire avait été saisi par un certain nombre de plaintes qui demandaient le retrait des affiches prétextant que « la question de la responsabilité morale de la publicité était posée. » (cf. le dossier de la RTBF à ce propos). Le Jury avait répondu par la négative, jugeant qu’il est difficile de faire la promotion d'un tel service (les relations extra-conjugales) sans faire la moindre référence - directe ou indirecte - à l'adultère. Et puisque le service dont la publicité fait la promotion est légalement mis sur le marché (par la loi du 20 mai 1987 qui a dépénalisé l’adultère), le JEP avait statué que la publicité n'enfreignait aucune disposition légale ou autodisciplinaire 2. Si donc la publicité ne trompe pas sur la « marchandise », il n’y a aucune raison juridique d’en exiger le retrait. Le Jury suggérait que la question de la moralité d’une telle publicité puisse être évoquée mais, en affirmant aussitôt que cela n’était pas de son ressort, il laissait entendre dans son jugement une séparation nette entre ce qui est d’ordre légal et ce qui relève de la morale. La campagne publicitaire a été réitérée par Gleeden en 2015 et aujourd’hui nous en sommes à une nouvelle reprise.
Quand on regarde de plus près, on voit que Gleeden constitue une entreprise internationale bien rodée, dont le but est essentiellement lucratif. L’article paru en 2013 dans Le Monde, explique clairement l’important business lié à cette société et combien cela rapporte.S’il est donc inutile aujourd’hui de réintroduire une plainte auprès du JEP car, rien n’ayant changé au niveau de la loi, il est difficile d’envisager qu’un nouveau jugement puisse imposer le retrait des affiches, il est cependant possible de réfléchir à nouveaux frais sur le caractère commercial de cette entreprise et sur l’impact qu’elle peut avoir sur le fonctionnement de notre société. Car celle-ci, entre temps, a changé et elle peine de plus en plus sous la charge de cette séparation entre ce qui est d’ordre légal et ce qui relève de l’éthique. Cela saute aux yeux en politique, où les scandales des affaires Publifin, ISPPC, SamuSocial, ont ébranlé le monde politique belge et choqué la population. En France, c’est pareil, et les élections présidentielles et législatives l’ont mis en évidence. Ces scandales, signes de mauvaise gouvernance, dont l’une des cause est l’oubli de la dimension éthique dans l’exercice du pouvoir, commencent à être pointés du doigt par les citoyens et finissent par coûter cher à ceux qui en ont profité impunément.
Jusqu’où faudra-t-il aller avant de se rendre compte que les « vertus sont toutes liées » comme disaient les anciens, et qu’on ne peut pas chercher la justice sans cultiver l’honnêteté, ni la solidarité et le lien social sans tenir en haute estime la fidélité dans les relations ?
A l’heure où nous nous demandons pourquoi certains jeunes – et moins jeunes - se radicalisent et sont prêts à commettre l’irréparable au nom de l’idéal qui a « conquis » leur cœur leur promettant – à tort – de recouvrer ainsi le « paradis », que faisons-nous pour les détourner de cette illusion ? En quoi leur permettons-nous de croire ?
J’ai longuement discuté avec mes enfants (des grands ados) à propos de la publicité promue par Gleeden. Grand a été leur étonnement lorsqu’ils ont compris de quoi il s’agit vraiment. Ils pensaient que c’était un faux, pour attirer l’attention sur une marque de vêtements ou de… pommes ! Bienheureuse leur naïveté. A ces jeunes qui cherchent à construire une vie basée sur la justice, l’égalité entre les gens, l’équité et le respect des différences, la solidarité, l’amitié et la fidélité dans les relations ; à ces jeunes qui « suent » dans leurs études pour pouvoir un jour prendre la relève de notre génération et s’engager en vue de la construction d’une société où il fasse bon de vivre pour tous ; à ces jeunes, qu’offre-t-elle une société qui n’a même plus les moyens pour éviter que l’adultère ne devienne une occasion de faire du business ?
La réponse à cette question devient urgente !
Je ne veux pas être pessimiste, je sais qu’il y a de nombreuses personnes, de nombreuses associations, de nombreux enseignants, journalistes, hommes et femmes de culture et de religion, médecins et intellectuels, de nombreux hommes et femmes politiques aussi, qui se battent quotidiennement pour édifier un monde juste et solidaire, où chacun puisse trouver un sens à son existence en étant respecté en toute sa dignité. Mais il est temps que nous trouvions aussi les moyens légaux pour empêcher que tout puisse devenir occasion de commerce, y compris nos vertus et notre désir de vivre dans un monde où des paroles comme amour, fidélité, solidarité, signifient encore quelque chose d’unique.
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- 1 Le site réitère cette affirmation et la justifie . Voici juste une citation : « L'infidélité est résolument dans l'air du temps. Aussi, notre parti pris est d'ancrer la nouvelle identité de marque de Gleeden au cœur même de l'origine de la notion d'infidélité : le mariage. Gleeden est une véritable marque, haut de gamme et référente sur le territoire de l'infidélité. A l'heure où l'évolution de l'institution du mariage déchaine les passions, nous assumons la portée polémique de cette campagne mettant en image le contre-symbole de l'un des piliers fondateurs de l'union (…) Après plus de trois années rythmées par une croissance fulgurante, c'est donc au travers d'un concept interrogeant l'institution du mariage que Gleeden.com a souhaité réinventer son identité tout en restant fidèle à son ADN de marque impertinente et élégante à la fois. Pour la première fois, l'équipe féminine de Gleeden a souhaité voir « incarnée » la marque que plébiscitent les femmes mariées sous les traits d'une jeune mariée aventurière représentée le jour même de la cérémonie scellant les vœux de... fidélité. »
2 En effet, en Belgique, l’adultère a été dépénalisé en 1987 par la loi du 20 mai, abrogeant les articles 387 et 390 du Code pénal (Moniteur belge du 12 juin 1987). En 2007 ensuite, la réforme de la loi sur le divorce l’a aussi retiré des causes de « divorce par faute. Tout au plus, aujourd’hui, dans une procédure de divorce, l’adultère prouvé peut encore intervenir en ce qui concerne la pension alimentaire entre ex-époux. Celui qui montre que le conjoint s’est rendu « coupable » d’adultère, peut obtenir de ne pas devoir lui verser de pension alimentaire, et cela quelle qu’elle soit la situation financière des époux.