Et si on prenait en compte notre vulnérabilité? A propos de la proposition d'extension de loi sur l'euthanasie
Le débat sur l'extension de la loi sur l'euthanasie est plus que jamais d'actualité en Belgique, malgré les évènement heureux qui se passent dans le Royume et le temps estival qui invite au farniente. Il y a quelques semaine l'émission télévisée Mise au Point sur la RTBF a montré clairement que sur ce thème le dialogue n'est pas aisé. Comme l'a témoigné encore cette émission, l'un des arguments qui revient avec le plus d'insistance dans les discours de ceux qui souhaitent conserver et étendre la loi sur l'euthanasie est celui du « droit du patient à mourir dans la dignité ». Interpelée par cette affirmation, je voudrais proposer ici quelques-unes de mes réflexions. Elles sont inspirées entre autres de celles de la philosophe française Corinne Pelluchon, dont on peut lire les propos notamment dans une interview accordée à Alain Durel et publiée dans le livre La raison du sensible. Entretiens sur la bioéthique (Perpignan, Artege, 2009, spéc. pp. 37-62).
Ce « droit du patient à mourir dans la dignité » semble aller de soi et il s'enracine de fait dans le droit qui est reconnu à chacun de pouvoir formuler un projet de vie et d'obtenir de la société qu'elle soit en mesure d'en garantir la réalisation. L'euthanasie fait partie de ce « droit » car, si à un moment de sa vie l'homme juge que ses souffrances sont physiquement et psychologiquement insupportables et qu'il est préférable pour lui de mourir plutôt que de continuer à vivre, la société devrait être là pour rendre ce « projet » possible. La loi sur l'euthanasie est donc là pour règlementer ce type d'intervention. À ce droit à l'autodétermination tout le monde, de prime abord, semble être prêt à reconnaître valeur et légitimité. Comment cela pourrait-il en être autrement puisque l'homme est libre et responsable et que, pour que sa vie soit « digne », il faut qu'il lui soit consenti d'exercer cette responsabilité et cette liberté ? Nier ce droit viendrait à nier à l'homme son humanité même.
Cependant, quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que la situation est plus complexe qu'elle ne paraît à première vue. On se rend vite compte, par exemple, que ce droit à l'autodétermination en ce qui concerne l'euthanasie implique ipso facto la négation d'autres aspects humains aussi importants, dont la suppression peut mettre en péril non seulement l'individu mais le lien social lui-même.
Je voudrais présenter ici quelques uns de ces autres « droits » que l'instauration de la loi sur l'euthanasie contribue implicitement à nier. Cela me semble important pour la bonne articulation du débat.
- Le droit du médecin, et plus généralement du soignant, à être ce qu'il est. Un jour, chez une amie, j'ai rencontré un médecin, une femme de mon âge, passionnée par son métier et athée militante. Provoquée dans la discussion par une question sur l'euthanasie, elle disait tout son désarroi vis-à-vis de cet acte et s'y opposait au nom de la médecine. Elle disait que le médecin est là pour guérir et non pas pour donner la mort, et elle affirmait que la loi sur l'euthanasie, même si elle prévoit l'objection de conscience, met le médecin dans une mauvaise posture et lui ôte son droit à être un « soignant ». Il en va de même pour les infirmiers et les accompagnateurs. Comment le soignant se sentira-t-il respecté dans sa mission de soigner quand il est permis au malade de demander de poser sur lui un acte de mort ? Comme le dit C. Pelluchon « ne pas exécuter tous les désirs du malade, surtout lorsqu'il s'agit de demandes paradoxales comme la demande de mort qui est neuf fois sur dix une provocation, un appel à l'autre, l'expression de la peur d'être abandonné ou d'avoir perdu toute valeur aux yeux des autres, telle est aussi la mission du soignant ». Le seul recours qui reste au soignant dans ces cas est l'objection de conscience. Mais dans ses actes de soins quotidiens, comment pourra-t-il faire face à la toute-puissance de la volonté des malades (et de leur entourage) que la loi pour le « droit à mourir dans la dignité » ne fait que renforcer ?
- La mise en doute de la confiance dans les décisions du personnel médical. Il est facile de constater que le soin – tout comme son efficacité - repose sur la confiance que le soigné met en celui qui le soigne, en ses compétences, en ses connaissances de la maladie et des moyens pour la guérir. Sauf dans des cas rarissimes, le malade ne possède jamais les compétences nécessaires pour vérifier la validité des décisions de son médecin. Il doit lui faire confiance. Or, si le malade – ou ses proches – savent que le médecin – ou le service hospitalier - auquel ils se sont adressés peut pratiquer l'euthanasie, comment accueilleront-ils le diagnostic qui annonce l'impuissance de la médecine à « guérir » (je pense par exemple aux malades en phase terminale, mais aussi aux personnes dans le coma suite à un accident, ou aux fœtus dont l'échographie a révélé un handicap) ? Ne pourront-ils pas, à un moment donné, commencer à douter de la validité du diagnostic ? Ne pourront-ils pas se demander si tout a été réellement fait pour sauver le malade ? Ou si, face à l'incertitude du traitement, les soignants n'ont pas préféré baisser les bras convaincus que, dans ce cas, mieux vaudrait mourir que vivre ?
- La mise en doute de la « vie digne » de certaines personnes rendues vulnérables par la maladie ou le handicap. Dans la notion de « droit à mourir dans la dignité » il y a la notion de « vie digne », notion jamais analysée et qui est souvent prise comme allant de soi. Généralement, on pense, par exemple, qu'une « vie digne » implique de toute évidence la possibilité de s'autodéterminer et d'être autonome. Mais est-ce si évident que ça en a l'air ? Qu'est-ce réellement la dignité d'une vie ? Si elle correspond en effet à la possibilité d'accéder à l'hyper-maîtrise de soi et d'être performant, alors, dans ce cas, il n'y a plus de dignité pour ceux que les situations de la vie ont privés de leurs performances et de leur autonomie (les malades, les personnes âgées, les porteurs d'un handicap, mais aussi les personnes précarisées par les injustices sociales ou par les accidents de la vie). Mais cette possibilité d'autodétermination est-elle réaliste ? Et est-elle réellement la clé d'une vie réussie ? Qui peut dire cela pour lui-même ? Au contraire, on peut voir qu'il y a une grande dignité dans la vie du malade même quand il est en phase terminale ou même lorsqu'il est devenu aphasique et donc incapable de communiquer avec ses proches. Par sa seule présence il continue à être en relation avec les soignants et les proches, et sa vie conserve toute sa valeur, et pas seulement pour son entourage, mais pour la société tout entière. Car elle est le témoignage d'une vulnérabilité qui met face à sa propre vulnérabilité et permet de l'assumer (par le soin notamment), en se réconciliant avec elle.
- La perte de la différence essentielle qui existe entre le suicide assisté (ou euthanasie) et l'arrêt de l'acharnement thérapeutique. Cette différence se trouve dans le rapport de soi à soi dont le suicide témoigne. Celui qui demande l'euthanasie veut décider de l'heure de sa mort. Puisqu'il ne peut pas guérir, puisqu'il a perdu le contrôle de sa maladie, il veut avoir le choix de mourir quand il le souhaite et comme il l'a décidé. Il exprime ainsi, à défaut de savoir garder son pouvoir sur la vie, sa volonté de garder le pouvoir sur sa mort. Dans le suicide, comme dans l'euthanasie, il y aurait ainsi une « volonté désespérée d'être soi » comme le dit déjà Kierkegaard. Corinne Pelluchon, fait remarquer qu'en ce sens la demande d'euthanasie est l'autre face de l'acharnement thérapeutique. Dans l'une comme dans l'autre une même volonté de toute-puissance est à l'œuvre : celle qui veut obtenir la maîtrise de la vie. Or, cette volonté de maîtrise est absente dans le type de soin qui est dit « de confort », le soin « palliatif ». Ce soin vise la «vie» globale du malade, la possibilité pour lui, dans la relation avec les soignants et avec ses proches, là où il n'y a plus aucune autre issue à sa maladie que la mort, de s'acquitter de la vie, et de quitter celle-ci, en paix. L'effort pour diminuer la douleur, même au prix d'une certaine sédation, vise cet acquittement paisible. Dans le geste du soignant dans les services palliatifs ou dans l'acte du médecin qui décide l'arrêt du traitement lorsqu'il constate que celui-ci n'a plus aucune efficacité, il y a un autre regard sur la vie. Il y a surtout la reconnaissance que, en dépit de toute la technologie, en dépit de la persévérance du médecin dans la recherche de traitements efficaces et de toute la volonté du malade de guérir et de s'en sortir, la seule possibilité qui reste est d'accueillir la mort. Alors celle-ci est acceptée comme étant une part de la réalité des choses, comme étant un moment de la vie qu'il faut vivre et affronter. Et le sens des derniers instants de vie du malade en est transformé. Sa souffrance aussi. Cette différence n'est pas seulement de l'ordre « privé », elle ne concerne pas que le malade et son entourage direct. Cette différence finit par toucher la société tout entière, parce qu'elle met en jeu notre vulnérabilité à nous tous. J'ai vécu cela un jour en accompagnant une enfant de 9 ans, décédée d'une tumeur au cerveau, et ses proches. La présence de cette enfant mourant a littéralement transformé la vie de ceux qui l'ont connue même dans ses derniers moments. La mienne aussi. Mais qu'en sera-t-il d'une société qui préfère systématiquement – c'est-à-dire légalement – consentir au souhait de ceux qui manifestent la non-volonté d'accepter leur vulnérabilité et en souffrent au point de ressentir leur vie comme « insupportable » ? Ne serait-il pas plus judicieux de tout mettre en œuvre pour construire une société capable d'aider les hommes à reconnaître leur vulnérabilité et à l'assumer ?
Ce qui est en jeu dans la demande d'extension de l'euthanasie est le franchissement d'un seuil ultérieur vers le déni de notre vulnérabilité à nous tous. Et cela peut s'avérer dangereux pour tous ainsi que pour le lien social dans nos sociétés.
Je termine en citant quelques extraits d'un article qui a été publié dans le quotidien anglais The Guardian et que Le Courrier International a repris dans un dossier sur la question de l'euthanasie. L'auteur, Gilles Fraser, y écrit ceci : « les individus réclament aujourd'hui le droit de mourir vite, sans souffrir et avant de devenir un fardeau pour les autres (…). Moi je veux être un fardeau pour mes proches et je veux aussi qu'ils en soient un pour moi, car c'est exactement ce que signifie s'occuper les uns des autres (…) Je sais bien que chacun est terrifié à l'idée scandaleuse de passer de vie à trépas et, plus généralement, d'être malade (…) Or c'est là que le modèle libéral d'autodétermination individuelle atteint ses limites. Car, à partir du moment où nous nous trouvons dans un tel état de vulnérabilité, nous n'avons d'autre choix que de nous laisser aimer et dorloter par nos proches (…) car nous ne sommes pas des identités intellectuelles autonomes et solitaires passant avec les autres des alliances provisoires en vue d'en retirer un bénéfice mutuel à court terme. Mon existence est fondamentalement liée à la tienne. Alors tais-toi et cesse de dire que tu es un fardeau pour moi. Je t'aime. T'aimer c'est cela, et il y a forcement là quelque chose d'extraordinairement beau ».
Décidément, puisque je veux parier sur l'amour pour réussir ma vie, je voudrais ne pas avoir peur de devenir un fardeau pour mes amis, pas plus que de ne pas pouvoir accéder à leur amour et à leur amitié.