Jouons avec les ombres!
19 avril, le confinement est donc prolongé, mais jusqu'à quand? Le 3 mai serons nous réellement libérés? Difficile à dire et même peu probable. Entre temps, le temps se fait long et nos ressources pour faire face à l’isolement s'amenuisent. Alors on invente des jeux pour que ça passe plus vite et mieux. Philippe V., du club de Jogging, en a proposé récemment un qui m’a paru génial. C’est lui qui inspire cette chronique de tortue confinée. Philippe a en effet proposé à tous les joggeurs du club de lui envoyer une photo de leur ombre prise lors d’une de leurs sorties. Il propose ensuite de les rassembler dans un cadre afin de permettre à chacun de se sentir moins seul lorsqu’il court. À la place d'avoir des compagnons de course lors de nos sorties, nous aurons leurs ombres avec nous.
Je ne sais pas d’où vient cette idée mais je la trouve simplement géniale et pour cause. Elle me rappelle une page très connue de la littérature philosophique: celle du mythe de la caverne, proposé par Platon dans son dialogue La République (tout au début du livre VII pour qui voudrait le lire).
Ce mythe raconte l’histoire de prisonniers « confinés » dans une caverne, enchaînés dos à l’entrée et face à un mur sur lequel se reflètent les ombres d’objets défilant derrière leur dos, éclairés par une lumière située à l’extérieur de la caverne. Les prisonniers se trouvent enchaînés face au mur et, ne peuvant donc voir que les ombres des objets, ils prennent ceux-ci par la seule réalité. Platon se sert du mythe pour montrer que les ombres ne représentent que la réalité amoindrie et qu’il faut apprendre à la reconnaître comme telle si l’on ne veut pas demeurer dans l’illusion du vrai. Or, ce récit n’a pas un happy end, et cela aussi est significatif. Les prisonniers, en effet, enchaînés et habitués à la pénombre du lieu ainsi qu’aux seules images qu’il leur offre, incapable de reconnaître celles-ci comme des ombres, ils tuent celui qui cherche à leur ouvrir les yeux.
Par ce mythe Platon veut aussi indiquer que la réalité – et sa vérité - s’écartent des apparences, de « ce qu’on dit » et de « ce qu’il semble », des « fake news » dirions nous aujourd’hui, à savoir de ces opinions qui ne reposent sur aucune donnée réelle, vérifiable et vérifiée, et dont la consistance ne tient qu’à leur capacité à se répandre massivement par des « on dit ». La connaissance véritable, affirme Platon, a affaire avec la réalité et celle-ci n’est pas de l’ordre de l’ombre. Un être réel possède une dimension propre, une mesure, un poids, une profondeur. L’ombre n’en est que la projection inconsistante. Voilà pourquoi je trouve l’idée de Philippe V. géniale.
En nous proposant, en période de confinement, un cadre avec les ombres des joggeurs du club (et pas avec leur véritable visage), il nous rappelle indirectement que cette période n’est que « l’ombre » de la réalité de nos vies et il nous invite ainsi à rester vigilants à propos de ce qui est vrai et bon dans nos existences : la relation avec autrui vécue dans toutes ses dimensions, une relation qui « pèse » dans nos vies parce qu’elle est la rencontre de personnes réelles, ayant chacune une histoire, une profondeur, un regard vivant propre. Le confinement nous oblige à vivre « virtuellement » toutes ces relations, et c’est heureux. Mais ne nous illusionnons pas: la vraie vie est hors de la caverne, lorsque nous pourrons à nouveau serrer nos mains de chair, papoter en vrai le long de chemins de campagne lors de longues sorties du club, travailler en compagnie de nos collègues et devant nos étudiants, lorsque nos enfants retrouveront le chemin de l’école et pourront à nouveau fêter leur anniversaire avec leurs copains! Que les ombres nous tiennent en vie le temps du confinement c’est une très bonne choses, mais ne prenons pas « les vessies pour lanternes ». Et même si le James virtuel est génial, vivement nos retrouvailles dans les salles du Blocry et à la cafétéria ensuite ! Que ce temps de #stayhome contraint ne finisse pas par nous enchaîner à des ombres ! Et d’ailleurs, si nous acceptons de si bon coeur notre confinement, c’est justement parce que nous tenons à la vraie vie et que nous ne voulons pas que nos proches, nos soignants et les plus vulnérables d’entre nous puissent la perdre à cause d’un petit morceau d’ADN échappé au contrôle de l’humanité. Alors #stayhome et jouons avec les "ombres", mais en regardant celles-ci avec un coeur ouvert à la lumière et à sa source !
Bon confinement à vous, les tortues, nous en avons encore... pour deux semaines au moins!